Mischief managed

Les bugs sur le Starship Voyager se multipliaient. J’avais déjà été spectatrice de certains d’entre eux, dès ma sortie de stase, quand l’hologramme s’était retrouvé le sifflet coupé, ou que les lumières s’étaient éteintes dans mes quartiers, pour se rallumer deux heures plus tard. Là, c’était pire encore. J’avais entendu, en me rendant vers les sanitaires, deux femmes marteler à la porte avec insistance. A croire qu’elles étaient coincées dans le trou, littéralement parlant. « A l’aide, on est coincé ! Ouvrez cette porte ! » J’avais parcouru les derniers mètres qui me séparaient d’elle d’un pas bien plus rapide, tentant de forcer dessus pour l’ouvrir, avec un succès tout relatif. La porte ne coulissait plus, un bruit métallique m’indiquait que le mécanisme d’ouverture était coincé, et même en donnant un coup dedans, je ne parvins pas à la faire bouger d’un pouce.

J’entendis une petite voix de l’autre côté. « Je suis certaine que c’est ce robot là, c’est lui le responsable ! » De quoi parlait-elle exactement ? Elle avait dû voir l’agresseur avant d’entrer dans les sanitaires, sans s’inquiéter, avant de ne plus pouvoir ressortir. Je me retournai vivement pour balayer du regard les baies d’envol, pas celui de voir le dit responsable dont l’enveloppe mécanique s’était bien vite empressée de repartir, quittant les lieux du crime. « Un robot ? C’est la meilleure… On a des robots fous, en plus du reste. » Je poussai un soupir agacé avant de pianoter sur mon comlink pour passer un appel rapide. Je ne savais pas vraiment qui contacter parmi les techniciens éveillés. Je me souvenais mieux de ceux qui s’étaient éveillés avant moi, mais je devrais bien trouver deux noms qui me parlaient un peu pour quêter de l’aide.

« Bonjour. On a un robot fou dans le secteur, il vient de faire tomber la porte des sanitaires en panne et deux femmes sont coincées de l’autre côté. Vous pouvez venir nous porter assistance ? » Je passai un second appel au technicien dont je me souvenais du nom, qu’il libère les deux otages. Je rangeai mon comlink, en faisant signe aux deux femmes. « Les secours arrivent. » Mais avec quoi voulait-elle que je l’abatte, si on trouvait ce maudit robot ? Lui mettre un bon coup de pied dans ses circuits imprimés peut-être ? Il risquait de nous faire courir encore un moment, celui-là.

Je ne pouvais pas les laisser là, sans assistance. Aussi, j’attendis que les renforts arrivent, en trouvant les mots justes pour les rassurer. La situation était prise en main et elles seraient bientôt libérées. Le technicien parvint en premier sur place, et à entendre son profond soupir, ce n’était pas la première fois qu’il avait affaire à ce genre d’incidents. « Vous devez être débordé en ce moment. » Je le vis sortir ses outils et commencer à s’activer. « C’est peu dire, madame, mais je devrais en avoir fini assez rapidement. Vous avez dû le faire déguerpir assez vite pour qu’il ne commette pas plus de dégâts. » Une petite rousse arriva ensuite, quand la porte crissa pour n’ouvrir qu’un petit interstice. J’entendis le mécanicien marmonner quelque chose dans une autre langue, certainement des insultes destinées à notre fauteur de troubles.

Je me tournai vers la nouvelle arrivante, qui marqua un temps d’arrêt, le regard rivé à mon épaule. Mon insigne, sans doute. Il pouvait intimider les moins assurés. Je me présentai rapidement à sa suite : « Alejandra Vargas, directrice des vols extérieurs. » Je niai de la tête. « Je suis pilote. Je ne suis pas armée, et il était déjà un peu trop loin pour lui asséner un bon coup de pied en règle. » Je me penchai par l’interstice. « Vous avez entendu quelque chose, quand vous avez tenté de sortir ? » Les propos des deux femmes étaient confus. Un bruit de visseuse, à plusieurs reprises, qui leur avait vrillé les tympans, comme si on essayait de le faire dans un composant qui ne fallait pas. « Il a dû endommager un mécanisme dans la porte, vous pouvez regarder, même si ce n’est pas votre spécialité ? » Je me penchai vers le technicien, avant de revenir vers elle. « Si je vous ramène ce robot fou, vous saurez le reprogrammer sinon ? »

Par-fait.
La spécialiste des Intelligence Artificielle à bord de ce vaisseau, la seule apte à reprogrammer Hécate, était venue à la base pour programmer des aspirateurs. Je la regardai avec des yeux ronds, sans bien savoir quoi répondre à une telle affirmation. « Me voilà rassurée. » Nous étions tous foutus. Un peu plus, un peu de moins…

Je la suivis du regard, alors qu’elle commençait à faire les cent pas, en se mettant subitement à déblatérer un nombre incroyable de mots à la suite, et ce, en se donnant à peine le temps de respirer. J’avais du mal à la suivre, et plus elle avançait dans son discours, plus mes yeux se plissaient dans une expression de plus en plus dubitative. Je baissai le regard vers le technicien agenouillé devant la porte, qui avait fini par s’arrêter de travailler pour observer la rousse d’un air effaré équivalent au mien. « Continuez à travailler. » Figé dans une stature étrange, il se remit subitement en action, comme s’il venait de se souvenir à quoi il était occupé suite à mon ordre ferme.

Je revins à Rhiannon, une main posée sur mon front, un léger soupir ponctuant ses paroles. « Vous devez avoir des talents hors-normes, pour qu’ils soient passés au-dessus de vos… Babillages, sans s’en formaliser. » J’étais peut-être un peu dure avec elle, non ? Je levai les mains, comme si une bombe risquait subitement d’exploser devant moi. « Aucune raison de stresser, d’accord ? La situation est prise en main. Epargnez-moi de recommencer votre… » Je la désignai tout entière, d’un geste de la main. « Enfin, ça. »

Je croisai les bras, en la détaillant. « Donc vous étiez en train de me dire que Hécate s’est basé sur des technologies avancées dont vous n’avez même pas connaissance pour… S’instruire et se développer par elle-même ? Nous parlons bien de la même IA qui rencontre actuellement quelques dysfonctionnements et sur laquelle la survie de l’espèce humaine repose ? Merveilleux. » Des robots avec des crises d’adolescence en manque d’une petite amie, nous en étions là. Je songeai à tous ces scénarios catastrophes où des machines qui s’étaient développées par elles-mêmes prenaient le pouvoir sur l’humanité, réduite en esclavage. « Ecoutez, Rhiannon… Je vais résumer la situation. Ca devra vous prendre le temps qu’il faut, mais déchiffrez-nous ce code, que nous évitions un remake de Terminator, pigé ? »

Je vérifiai, d’un regard sur le côté, que le technicien était bien toujours affairé à réparer la porte. Visiblement, il l’était même plus que jamais, car il fit semblant de ne pas le voir pour poursuivre son travail avec un peu d’empressement. Je poussai un soupir, avant de revenir à la rouquine. « J’aurais bien aimé pouvoir participer au recrutement de mes pilotes. J’aurais éliminé quelques profils incontrôlables d’emblée, ce qui m’aurait bien simplifié la vie. » Un petit sourire en coin laissa entrevoir que je n’étais pas vraiment sérieuse. J’avais beau leur hurler dessus en permanence, je les appréciais bien. « Tant qu’ils ne discutent pas les ordres et ne cherchent pas à utiliser leur comlink pour leur usage personnel sur leurs heures de travail, c’est tout ce que je leur demande… Même si j’apprécierais aussi que certains rendent leur matériel dans l’état où on leur a donné. » Je ne visais personne, bien sûr.

Rhiannon ne parvient pas à déterminer si c’est de la surprise ou de l’horreur, sur les traits de la directrice, lorsqu’elle énonce son poste ; sûrement un sain mélange des deux. Qui ne paniquerait pas un peu dans une telle situation, après tout, hein ? Elle la première ! Si seulement le vrai responsable de l’équipe dédiée aux intelligences artificielles pouvait se réveiller, ce serait merveilleux – mais après des demandes répétées auprès de Hécate, cette baie de caissons-là est visiblement hors d’atteinte, et toute tentative de forcer l’accès informatique mettrait en danger la vie des passagers encore en caisson. Est-ce vraiment vrai, ou plutôt une volonté d’Hécate de rester maîtresse de sa propre existence… impossible de le dire à ce stade, tant que les ingénieurs spécialisés en biomédical ne seront pas réveillés. Pour le moment, ça fonctionne à peu près – Rhiannon n’en demande pas plus, elle a tant d’autres urgences à gérer ! Quand la directrice évoque Terminator, la rouquine opine furieusement du chef – même si elle craindrait plutôt l’apparition des Daleks, à ce stade. Imaginer une humanité dominée par des robots déterminés à l’opprimer ou à la détruire, brrr ! Ils n’ont vraiment pas besoin de telles perspectives joyeuses pour illuminer leur avenir… Dès qu’elle aura réglé la liste des 79 priorités du jour, elle se mettra sur le code source d’Hécate, promis juré !
C’est si tentant, parfois, de chercher un moyen de retourner en cryosommeil.

En tout cas, tout a l’air de bien aller parmi les pilotes, et un sourire approbateur joue sur les lèvres de Rhiannon. Elle les a croisés ici et là – et notamment Adrian qui l’a tirée de son caisson et semble veiller sur elle de loin depuis. Elle est donc plutôt bien placée pour connaître ses habitudes un peu trop brusques avec le matériel, et elle ne peut retenir une grimace compatissante  aux derniers mots d’Alejandra. Le pilote doit être assez frustrant à gérer, en dépit de toutes ses belles qualités, et elle imagine sans peine les difficultés de la directrice à se faire obéir sans rechigner par sa petite troupe désordonnée. Tous des fortes personnalités, clairement, et elle ne peut que remercier le destin de l’avoir placée, elle, dans une équipe plutôt calme. « Chez nous c’est plutôt tranquille. C’est peut-être lié au directeur Minaïev, d’ailleurs ? Il est affable tout le temps, mais des fois quand quelque chose le contrarie, il a ce regard très froid qui vous glace le sang dans les v… Enfin, peu importe ! C’est un très bon directeur ! » s’interrompt Rhiannon avec un rire gêné et un grand geste du bras. Inutile de déblatérer des âneries sur son chef à une autre directrice, qui pourrait tout à fait lui répéter que l’une de ses jeunes subordonnées a parfois un peu peur de lui.

Le technicien s’acharne sur la porte qui émet des couinements métalliques de mauvais augure, et la rouquine se jure solennellement de mettre la main sur le visseur fou pour en faire un tas de boulons. « Est-ce que vous voulez que je vous détache un ou deux opérateurs ingénieurs ? Pour les réparations. Des chasseurs, tout ça ? On en a quelques-uns qui fonctionnent pas trop mal, je pourrais les programmer pour qu’ils soient affectés aux baies ? Si vous voulez. Je ne sais pas si vous avez beaucoup de matériel abîmé, là-bas ? »

Elle semblait avoir un avis sur tout, la petite rouquine. J’haussai un sourcil dubitatif alors qu’elle comparait nos deux équipes, et se fendit bientôt de quelques commentaires sur son directeur. Ce n’était pas très sage de critiquer son directeur devant un autre… Et sans aucun doute, elle s’en était rendue compte pour se rattraper bien vite. Elle n’avait pas sa langue dans sa poche, mais difficile de lui en vouloir. Je glissai, dans un demi-sourire : « Vous devriez faire attention à ce que vous dites, sinon bientôt il va vous falloir acheter mon silence. » Difficile de savoir si je plaisantais vraiment ou pas.

Je ne côtoyais pas beaucoup le directeur de l’ingénierie et de l’informatique. Nous n’étions pas si souvent amenés à travailler ensemble, à moins que nous ne voulions évoquer les – très nombreux – problèmes actuels sur le vaisseau, en espérant trouver une solution pour que la situation ne dégénère pas davantage. C’était à peu près la même conversation que je devais avoir avec pratiquement tous les directeurs, même ceux que je n’appréciais pas tellement. Mais des fois, des solutions venaient directement de leur subalterne.

Tandis que je commençais à m’impatienter que le mécanicien parvienne à résoudre ce pétage de boulons – littéralement – du fameux opérateur fou, Rhiannon me glissa quelques paroles qui la rendit subitement très attrayante à mes yeux. « Vous pourriez faire ça ? » On avait grandement besoin de remettre en état quelques chasseurs supplémentaires, surtout vu la situation actuelle. Tout nous laissait croire qu’elle risquait de dégénérer sous peu. « Avec Adrian dans les environs, nous avons toujours du matériel abîmé. Un peu d’aide ne serait pas de refus. » Son nom m’avait échappé, tiens.

Au moment même où je prononçais ces paroles, un grand blam m’avertit que le sas venait enfin de s’ouvrir. Le mécanicien était tombé sur les fesses, et les quelques clous restants avaient fini par sauter. Je vis nos deux prisonnières sortirent enfin des toilettes pour femme, soulagée et reconnaissante. J’informais via mon comlink que la situation était désormais réglée. Sérieusement, nous avions connus la fin du monde, et il nous fallait nous occuper d’opérateurs détraqués avec un peu trop de plomb dans la tête ? On avait mieux à penser ! Mais si nous le laissions faire, aucun doute que ce type d’incidents se reproduirait encore. Je me tournai à nouveau vers la rouquine : « Vous seriez prête à m’aider à l’attraper ? Si on le trouve… Je le ceinture, et vous lui trifouillez les circuits. »

Un instant, Rhiannon se demande si tous les directeurs de Voyager ont été recrutés pour leur aptitude à semer la terreur parmi l’équipage. Alejandra Vargas n’a pourtant pas l’air vraiment effrayante – mais son petit sous-entendu renferme la promesse de possibles répercussions sur le confort de ses conditions de travail. Ajoutez à cela le regard scrutateur du directeur Minaïev, qui semble avoir la faculté affolante de lire dans les pensées pour savoir si on lui ment d’un simple coup d’œil, et l’hyper-vigilance du directeur Jafaar propice à rendre absolument tout le monde paranoïaque, eh bien… Tout cela fait froid dans le dos. A croire que Teddy est le seul à peu près inoffensif. Peut-être devrait-elle demander à être affectée exclusivement à l’Arboretum… ?

Cela dit, elle a visiblement marqué quelques points avec sa proposition de renfort dans les baies des chasseurs. Inutile d’expliquer à la redoutable directrice que ce sera au prix d’un détournement honteux des ressources prioritaires du bord – la sécurité des pilotes est tout aussi importante que les réparations de la plomberie, après tout, et Rhiannon passe déjà mentalement en revue quels opérateurs de maintenance elle pourrait reprogrammer à la volée pour les envoyer dans les baies. Il en faudrait deux assez efficaces, donc cela met de côté les 95% des effectifs robotiques un peu cinglés, légèrement attardés ou bien irrémédiablement débiles qui devront être reprogrammés en profondeur. Perdue dans une profonde réflexion, évaluant mentalement les chances de coopération harmonieuse entre deux de ses ouailles qu’elle considère comme les meilleurs candidats ^(*), elle est brutalement tirée de ses calculs savants par un blam vigoureux et une pluie de clous. Les prisonniers sont libérés, tout rentre dans l’ordre, alléluia !

Et c’est le retour de la terreur. La proposition hardie de la directrice fait ouvrir de grands yeux à Rhiannon, et les mots se bousculent un instant sur ses lèvres. « L-lui courir après ? M-mais je-je ne suis pas armée, et lui il est dangereux, madame ! Je veux dire – vraiment dangereux, c’est un opérateur technique, il a un fer à souder, des lasers, plein de pinces et de scies et de trucs pointus… Et il connaît la station beaucoup mieux que nous. Pour l’instant on n’a pas assez de contrôle sur l’infrastructure pour le coincer sans danger, il vaut mieux attendre un peu, madame, vraiment… Par contre, si vous m’accompagnez aux ateliers de robotique, je pourrai vous montrer les opérateurs que j’envisage de vous envoyer, et vous me direz s’ils vous conviennent… ? Ils sont un peu, heu… originaux… mais ils ne sont pas dangereux, ceux-là, je vous jure. »

Et Rhiannon se mord la lèvre, pour retenir son enthousiasme. Il ne manquerait plus qu’elle se lance dans un monologue frénétique pour décrire les qualités et les défauts de son petit bataillon mécanique ! Ils ont tous leurs points forts et leurs faiblesses, et même si elle n’en est encore qu’aux balbutiements de son art, elle commence déjà à constater quelques réactions très intéressantes aux mises à jour de codage qu’elle leur installe. En fait, elle en tout aussi fière qu’une mère pourrait l’être de ses enfants.

Spoiler:

Dangereux ? Parlait-on encore bien d’un simple opérateur visseur fou ? Je retins un sourire amusé à la répartie de la petite rouquine, avant qu’elle commence à décrire tous les outils que ce cher opérateur pourrait utiliser contre nous. Elle n’avait peut-être pas complètement tort… Mieux valait reporter la chasse à l’opérateur à plus tard, avec un bon taser pour lui griller les circuits. Ce n’était pas quelques prises de catch qui risquaient de l’effrayer. « Etant donné l’état actuel de la station, je suppose que quelques portes déglinguées sont un moindre mal. Je préfère encore un opérateur détraqué qui s’acharne à en fermer plutôt que d’en ouvrir d’autres sur la zone non sécurisée. » J’espérais que Rhiannon n’avait pas constaté ce type de réactions anormales venant d’un opérateur sinon… On était mal.

Elle m’avait l’air un peu perchée, la rouquine, mais pas dénuée de jugeote. Elle m’intéressait beaucoup, subitement, tandis qu’elle me proposait de l’accompagner aux ateliers de robotique pour choisir quelques opérateurs supplémentaires en renfort sur les baies. On en avait grand besoin, même si sa remarque me fit hausser un sourcil. Des opérateurs « originaux » ? Il fallait croire que rien ne tournait rond sur ce vaisseau, mais au point que les opérateurs développent des… Personnalités ? « Tant qu’ils savent faire leur travail, et qu’ils évitent de saboter la station, c’est le principal. » Je n’étais pas certaine de ce à quoi je m’engageais, alors que je la suivais en direction des laboratoires, une fois les victimes de l’opérateur fou délivrées.

J’étais sans doute partie pour un long exposé des avantages et des inconvénients de chaque opérateur, loin de m’imaginer que certains avaient sans doute des manies un peu particulières. Après ce que nous venions de vivre à l’instant, quelque chose me disait que je n’étais pas au bout de mes peines, et que les robots auraient mieux fait de se limiter à l’électroménager.

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