Samir - I did this for you and now, you're gone...

• 31/12/2017 : Bientôt la nouvelle année. Et un chamboulement qui bouleverserait leurs vies à tout jamais. Samir ne voulait plus partir. Il voulait serrer sa femme, son fils, dans ses bras et ne jamais quitter ce doux cocon.

Il se fichait de l'espace intersidéral, de ce qui pouvait se cacher dans les confins de l'univers, de tout ce qu'il avait prétendu être intéressé par lors de son entretien.

S'il se préparait à être formé pour cette mission, à quitter les siens pour ne probablement plus jamais les revoir, c'était uniquement pour l'argent. Cet argent dont ils avaient tant besoin. Cet argent qui allait maintenir leur fils en vie quelques années de plus encore, lui permettre d'avoir une enfance, une adolescence, peut-être un passage dans l'âge adulte que ni Samir ni sa femme n'étaient en mesure de lui offrir actuellement...

Les doigts de Samir s'aventuraient dans la chevelure blonde de sa femme, de Sa Mary, caressaient la peau sensible de son fils, de Son Adam. Le garçon ne parlait pas, mais Samir n'avait jamais fait l'erreur de considérer que son fils ne puisse pas comprendre. Et il savait qu'Adam savait. Qu'il allait partir. Partir et ne plus revenir.

Et aujourd'hui, à l'aube de cette nouvelle année, Samir n'avait plus le courage qui l'avait maintenu toutes ces années durant. Qui avait fait de lui un père dévoué envers et contre tous. Un mari amoureux et présent, qu'importe la fatigue, les nerfs qui lâchent, le fait qu'ils peinaient parfois à se soutenir mutuellement, à tenir debout quand le monde entier semblait vouloir les faire chuter.

Mais il n'avait pas le choix. Sa femme, son fils méritaient mieux que cette vie misérable. Adam ne finirait pas ses jours entre les murs d'un hôpital ou d'un quelconque institut. Et Mary pourrait enfin se reposer, un peu, et profiter de la vie comme elle ne l'avait plus fait depuis des années. C'était pour le mieux. C'était pour le mieux.

• Années 1980-1990 : Avant Samir le père, Samir l'époux, Samir l'archiviste, il y avait Samir l'enfant. Petit-fils d'immigrés Egyptiens, fils d'un libraire et d'une vendeuse en caisse, une existence modeste pour un garçon qui l'était tout autant. Samir prenait peu de place et était un enfant facile à vivre. S'il pouvait se perdre à loisir dans un livre, le reste avait peu d'importance.

Les autres n'avaient que peu d'intérêt pour lui. Il avait fait l'effort d'apprendre leur langage, d'imiter leurs codes, de sortir son nez de ses pages, son esprit de ses réflexions qu'il ne partageait que très rarement, pour faire plaisir à ses parents, pour qu'ils cessent de s'inquiéter pour lui.

Samir n'était peut-être qu'un enfant, mais il était réceptif, perceptif. On attendait de lui qu'il joue, qu'il s'amuse avec les autres, qu'il court après une balle. Il s'était exécuté, principalement pour qu'on le laisse ensuite en paix avec ses livres, mais aussi pour éviter d'être la cible, celui que tout le monde perçoit comme "différent" et maltraite pour cette marginalité.

Il n'était pas populaire. Mais il n'était pas non plus détesté. Samir était globalement invisible. Et cela lui convenait parfaitement. Jusqu'à ce que, son enfance abandonnée derrière lui, il commence à exister et prendre forme dans le regard de quelqu'un...

• 2001 : C'était à la lueur faible de la lune et à la lumière plus agressive de sa lampe de bureau que Samir travaillait, ses yeux scannant le texte avec rapidité, ses doigts effleurant le papier comme on le ferait d'une matière précieuse.

Il n'avait jamais été aussi efficace pour travailler que la nuit, lorsque le sommeil se refusait à lui et qu'il lui fallait occuper les longues heures qui l'attendaient avant que ses paupières ne daignent à s'alourdir. Dans sa petite chambre universitaire, seul et studieux, Samir se consacrait à ce qui allait être sa passion, son travail, sa vie.

Il n'avait pas vraiment la vie d'étudiant telle qu'on l'imaginait dans les films, à faire la fête et se perdre dans les bras de mille et mille conquêtes. Ce n'était pas le genre de choses qui l'intéressait. Il laissait ça à ses camarades moins motivés, plus extravertis qu'il ne l'était lui-même.

Samir attendait avec une vive impatience l'instant où, son diplôme en poche, il pourrait enfin exercer ce métier qui l'attirait tant. Quand ses semblables rêvaient de devenir pompiers ou policiers ou super-héros, lui, tout jeune déjà, se voyait entouré de livres, d'écrits, presque à l'abri du monde réel.

Il s'imaginait travailler dans de grandes bibliothèques, des lieux culturels d'une signification majeure. Il serait responsable de l'Histoire et de ce que l'homme avait laissé derrière lui en guise de témoignage. De ces écrits porteurs d'une mémoire passée, qu'il brûlait de découvrir, d'analyser, d'archiver.

Oui, du haut de ses vingt ans, Samir se voyait digne héritier de ceux qui, comme lui, avaient fait des archives leur vie. Terence Eastwood, Verne Harris, Luciana Duranti, faites place ! Samir Benson arrive...

• 2010 : La plupart des gens tendait à juger son travail comme ennuyeux et rébarbatif, mais Samir n'en avait cure. Il n'était jamais plus heureux que lorsqu'il exerçait son métier, tenant entre ses mains de véritables pans de l'histoire.

Avec un h minuscule, certes, ne s'agissant guère que des archives de la grande entreprise pour laquelle il travaillait, mais quelle importance ? C'était une confiance qui lui avait été accordée et il remplissait son devoir du mieux qu'il le pouvait.

Aux yeux des autres employés, il avait tendance à faire partir des meubles. Il n'y avait guère qu'une exception et c'était Mary, de la RH, qui avait toujours une parole gentille pour lui et venait parfois le chercher dans son "antre" pour l'inviter à déjeuner.

Samir avait soupçonné dès le début qu'elle avait pris pitié de lui, l'employé solitaire, mais il ne l'avait pas repoussée et leur relation un peu maladroite avait peu à peu pris forme. Mary avait cessé de jouer les chevaliers blancs pour lui et Samir avait abaissé ses barrières. De simples collègues, ils étaient devenus amis... Puis amoureux.

Ils partageaient ce même désir d'une vie commune paisible, de cet amour que les vieux couples partageaient, sans flamme, mais à l'affection douce, confortable, rassurante. Ils ne demandaient pas plus de la vie. Ils s'aimèrent, se marièrent et eurent un enfant. Et ce fut à cet instant précis que leur vie bascula complètement.

• 2011 : Adam était né étranglé, le cordon ombilical enserrant furieusement son cou. L'air avait manqué à son cerveau bien trop longtemps et les séquelles avaient été lourdes de conséquences. Le garçon avait des troubles neurologiques, des problèmes de mobilité poussés et souffrait de crises épileptiques. Sans cesse, Mary s'était demandé si elle aurait pu faire quelque chose, pendant sa grossesse, pour empêcher cet étranglement.

C'était Samir qui avait fait taire la culpabilité chez elle. Qui lui avait assuré que rien ne les séparerait et que leur fils était ce qu'il avait fait de plus beau dans sa vie. Qu'elle ferait une merveilleuse mère. Qu'ils formeraient une famille heureuse, qu'importe les obstacles, le jugement des autres. S'ils devraient se battre pour y parvenir, ils le feraient.

• 2014 : Les dettes s'accumulaient. Mary avait dû renoncer à son emploi dans l'entreprise pour occuper deux postes, dont les salaires combinés étaient légèrement plus avantageux. Samir multipliait les heures supplémentaires dès qu'il le pouvait, tout en veillant à rester présent pour leur fils.

Ils ne pouvaient compter sur personne. Pas durablement, en tout cas. A qui faire confiance pour s'assurer que leur fils ne succombe pas à une crise soudaine ? Qui pour assumer une telle responsabilité ? Ceux qui en avaient la capacité coûtaient cher. Très cher.

Alors, quand les informations avaient évoqué Starship Voyager, lorsque les candidatures avaient été ouvertes, Samir avait eu cette idée folle : qu'ils se présentent, tous les deux, pour une place dans cette expédition aux confins de l'univers.

Qu'est-ce que cela leur coûterait ? Soit ils n'étaient pas pris et leur situation restait la même soit l'un d'entre eux était embauché et ils pourraient gagner enfin assez pour offrir une vie de famille décente à Adam, lui éviter de passer le reste de sa vie entre les quatre murs blancs d'un hôpital, lui offrir la possibilité de voir tout ce que le monde avait de plus beau, de plus amusant...  

Alors, ils s'étaient coachés mutuellement. Avaient travaillé dur, pendant deux années. Et le résultat était tombé.

• 2017 : Samir avait été retenu pour la dernière phase de candidature. Pas Mary. Probablement parce qu'elle était trop épuisée. Ses deux jobs la vidaient littéralement de son énergie et elle était sans cesse sur le point de craquer, faisant tous les efforts du monde pour tenir le coup malgré les difficultés.  

Samir n'avait que son job d'archiviste, qui lui procurait un peu de tranquillité d'esprit quand le reste du monde semblait vouloir sans cesse leur mettre des bâtons dans les roues, factures après factures, refus après refus, jugement après jugement. Un travail pour lequel il était bon, très bon.

Il n'était probablement pas le plus volubile des candidats ni le plus charismatique. Mais il avait de l'expérience, dans une boîte qui, à l'époque, avait un certain prestige. Il savait être calme. Maître de lui-même. Méthodique. Des qualités indispensables pour une telle expédition ainsi que son corps de métier. Et il avait toutes les raisons de s'investir à fond dans cette aventure.

Cette place, il en avait besoin. Ce n'était pas un caprice, pas une pulsion sortie de nulle part, une idée soudaine qui aurait pu le pousser à se rétracter par la suite, non. C'était une nécessité. Une obligation. Sans ce métier, ils n'auraient plus les moyens de s'occuper correctement d'Adam. Et ça, Samir ne pouvait pas l'envisager. Sa détermination était sans failles. Celle d'un père, d'un époux, d'un membre dévoué d'une famille unie envers et contre tous.

• Décembre 2018 : Samir avait bien du mal à dissimuler ses larmes, alors qu'il observait la dernière photo de famille qu'ils avaient pris ensemble. Mary, Adam et lui. Souriants, sourire faux, cachant le déchirement qui se lisait pourtant dans leurs regards remplis de larmes.   Samir aurait tout donné pour pouvoir rester à leurs côtés. Leur assurer cette vie meilleure et en profiter avec eux. Mais le destin en avait décidé autrement.

Les reverrait-il un jour ? Samir n'en était pas certain. Mais il était sûr d'une chose : grâce à son salaire, Mary pourrait retrouver un rythme de vie plus apaisé. Engager quelqu'un pour l'assister au quotidien avec Adam. Et vivre, enfin, vivre pour de vrai. S'accorder le temps de rêver et de réaliser ses rêves, leurs rêves.

Oh, qu'il aimerait voir le sourire d'Adam lorsqu'il pourrait enfin s'amuser comme les autres enfants, accompagné, en présence de personnes en mesure d'assurer sa sécurité, son bien-être... Mais il était déjà l'heure de dormir.

Au revoir, Adam. Au revoir, Mary. Vivez une vie heureuse et épanouie. Papa part pour un long, très long voyage... Bien plus long qu'il n'aurait pu l'imaginer.