Attention, je suis armée !

Les jours passent, et se ressemblent, depuis que tu es sortie de ton crysommeil il y a… même pas une semaine encore. Des jours inscrits sous le signe de la morosité la plus extrême, qui est en train d’évoluer sournoisement en déprime morbide. Tu ne sais pas ce que tu fais là – enfin, tu sais pourquoi tu es à bord de Voyager, tu te rappelles très bien des discussions animées au sein du groupe, quand les autres voulaient à toute force te convaincre de tenter l’aventure. Non, ce que tu ignores, c’est pourquoi tu es là, parmi les quelques membres d’équipage éveillés : tu ne sais rien de toute la science nécessaire à la remise en état de la station, tu ne connais rien à l’espace, et tu es étrangère à toute notion de management et d’organisation. Tu ne sers à rien, Tina Tavares : à rien du tout, sinon à gaspiller de l’air et de la nourriture, et tu approuves totalement le murmure du secouriste qui t’a examinée à la sortie du caisson, quand il a cru que tu ne l’entendais pas et qu’il a échangé quelques mots avec l’infirmière du bureau d’en face : tu n’es consciente que grâce à un dysfonctionnement des commandes d’Hécate. À cause de ça, a précisé l’infirmière, d’un ton lourd de sens. Tu n’as pu qu’acquiescer à cette nuance de taille, en ton for intérieur, sonnée encore par l’ampleur des révélations qui ont accompagné ton réveil.

Tes premiers pas dans la station délabrée n’ont fait que renforcer ce sentiment terrible d’impuissance. Ta colocataire, qu’au premier regard tu avais jugé aussi peu utile que toi, s’est au final révélée cruciale, dans sa volonté de documenter tout ce qu’il se passe à bord. Tu n’es même pas bonne à ça. Toi, tu n’es… Tu n’es rien. Tu t’es rendue dans la baie de crysommeil où dort encore Rosy, la manager de Sunrise, haranguer avec véhémence son caisson encore hermétiquement clos… mais il ne s’est pas ouvert, et ta diatribe passionnée s’est perdue dans le silence de ces lieux dérangeants par leur solennité rigide.
Ça, c’était avant-hier.
Hier, tu t’es perdue en essayant de te rendre au réfectoire, et il y’a fallu plusieurs heures pour retrouver ton chemin, de salle vide en couloir désert.

Et aujourd’hui… Aujourd’hui, te voilà aux prises avec un suppôt de Satan, une de ces créatures absolument pas naturelles que l’homme a engendrées et que Dieu certainement n’aurait jamais acceptées au sein de son cheptel : une de ces machines terrifiantes que les scientifiques appellent opérateurs et que, toi, tu ne regardes que de loin, voire de très, très loin, et avec la plus grande méfiance. Dans les quelques jours qui se sont écoulés depuis ton réveil, tu ne comptes pas moins de quatre incidents impliquant celui qu’ils appellent le « visseur fou », et tu n’as aucune envie de figurer au nombre des victimes de cette secte mécanique dont il est vraisemblablement le gourou !

C’est pour cette raison que tu t’es figée sur place, lorsqu’un opérateur médical est arrivé par l’autre porte du couloir que tu voulais traverser. Tu t’es statufiée instantanément, cherchant un signe d’hostilité, combattant la panique de ton mieux lorsque la chose s’est avancée vers toi en flottant un peu de biais. Et cela fait maintenant dix bonnes minutes que la machine te suit, répétant inlassablement et « En quoi puis-je vous porter assistance ? » (en te laissant tranquille, pardi !), « Je suis un opérateur de classe médicale H-459, votre santé est ma priorité ! » (qui donc a programmé des slogans aussi ridicules, d’ailleurs ?), et « Signes de détresse détectés » (sans blague !), sans tenir compte de tes tentatives de plus en plus marquées pour lui fausser compagnie.

De pièce en pièce, tu t’es complètement perdue en essayant de fuir ; et c’est quand tu réalises qu’il t’a poussée en direction des ateliers de maintenance où se trouve sûrement l’armée de ses petits camarades que tu finis par réagir. Et bien sûr, au moment où tu viens de te saisir d’une chaise pour en asséner un coup bien senti sur le châssis de l’importun, lui faisant émettre un très poli « Pardon, je crois que je vous ai percutée, êtes-vous blessée ? » qui te fait envisager des mesures plus percutantes, tu perçois du mouvement derrière toi. Est-ce un complice de l’entêté robot qui vient tenter de te prendre à revers ? Vas-tu périr dans d’atroces souffrances, loin de la Terre et de tout ce qui faisait ta vie ? « Vous m’aurez pas, sales guimbardes mal vissées, je vais pas me laisser faire ! Je vous préviens, je suis armée ! » préviens-tu d’une voix chargée d’angoisse dans ton portugais brésilien natal, levant bravement ta chaise devant toi, les mains crispées sur ton arme de fortune, prête à défendre chèrement ton existence.

Ennui. Voilà bientôt une semaine que Maden avait été aléatoirement sorti de son caisson et le premier mot qui lui venait quand on lui demandait comment il se portait était le mot ennui. Il aurait pu déblatérer intérieurement sur la douleur tragique d’apprendre ce qui était advenu de la Terre, sur la gêne de ne pas connaître grand monde dans ce vaisseau mal réveillé – et dysfonctionnel en plus de ça – et aussi sur l’inquiétude de ne pas avoir Lindsey pour stimuler la partie optimiste de son existence qui avait été réduite à néant dès l’instant où lui avait dit : « pas de cailloux pour vous à analyser ». C’est malin ça, un géologue sans planète. C’est comme un médecin sans patient, ça n’a strictement aucun sens. Alors certes, il avait toujours la partie biologie à exercer dans un laboratoire de recherches, mais pour l’heure ce n’était pas aux priorités. Alors il s’ennuyait.

Le problème avec l’ennui, c’est que ça le rendait plus maussade qu’à l’accoutumé. Si d’ordinaire on aurait pu le voir avec une expression tout à fait charmante, à la limite de la sympathie naturelle, sa déambulation quotidienne dans les couloirs du Starship s’agrémentait à présent d’un froncement de sourcil désagréable et d’une mine qui s’apparentait à celle d’un homme qui n’avait définitivement pas eu son café matinal.
Alors évidemment, n’importe qui aurait pu lui dire d’aller s’occuper dans sa chambre, mais que nenni ! Surtout pas ! Il en était absolument hors de question dès l’instant où il avait compris qu’on l’avait coincé avec deux pilotes aux caractères délibérément épuisants. Maden avait désormais le choix : soit il s’ennuyait tout seul, soit il se risquait à supporter les deux autres s’ils se trouvaient dans les parages. Pour l’heure, Maden les évitait comme ses ancêtres avaient sans doute évité la peste. Avec beaucoup de prudence.

Au fil de ses allers-retours incessants, il maugréait en silence sur la stupidité astronomique de s’embarquer dans cette histoire – avant de se rappeler qu’il aurait dépéri en restant sur Terre et dans ce cas il préférait encore se faire bouffer par des aliens ou pire, affronter les extravertis avec qui il partageait désormais son espace vital. C’est qu’il n’avait pas grand-chose à faire, au final ; après une journée passée dans le labo, il avait fini par fixer le microscope en soupirant bruyamment. Il aura de quoi faire quand quelqu’un aura la bonté de lui offrir quelque chose à décortiquer. Pour l’heure, il affrontait l’ennui en faisant les cents pas dans les couloirs. Au bout de six jours, ça commençait à devenir un peu redondant.

Il avançait rapidement ce jour-là, mains dans les poches, les pensées un peu ailleurs tandis qu’il s’était plongé dans une réflexion fort prenante. Le problème avec ce genre de pensées, c’est qu’elle paraissent géniales sur le moment et puis quand vient l’instant fatidique où il faut les ressortir sur le pad, pouf, plus rien. Disparues. Envolées.  

Quoi qu’il en soit, Maden était si occupé par les élucubrations silencieuses qui se déroulaient dans son cerveau qu’il n’avait pas eu le temps d’entendre le groupe de gens qui arrivaient dans l’autre sens – pour replacer le contexte, cela faisait trois fois qu’il arpentait le même couloir et il était possible qu’il croise ceux qui lui avait brièvement dis bonjour lors du premier passage et à qui il n’avait pas répondu tant il était absorbé par ses propres pensées. Le temps qu’il ne réalise, il était déjà parvenu à l’autre bout. Et sa chance n’étant pas au rendez-vous ces derniers temps, il s’avéra que le groupe qui arrivait à l’angle était bien celui qu’il avait ignoré involontairement. Au moment même où il réalisa qu’un moment très inconfortable allait arriver, son corps se mit à agir de lui-même en tournant brusquement dans un couloir perpendiculaire. A coup sûr, il ne les croiserait pas ici.

Avec ces enfantillages, il avait perdu le fil de ses réflexions. Un long, long soupir s’échappa de sa bouche entrouverte tandis qu’il reprenait sa marche en se massant la tempe. Au bout d’un moment, à force de tourner aléatoirement, Maden réalisa avec une horreur toute nouvelle qu’il venait de se perdre à un niveau qu’il ne connaissait pas. De ses yeux fatigués, il chercha un moyen d’identifier le secteur où il était venu se fourrer, mais plutôt que de faire comme tout personne censée et s’arrêter pour jeter un regard tout autour, il continua tout droit jusqu’à entrer dans une pièce en espérant trouver quelqu’un qui lui indiquerait comment retourner aux dortoirs. Mais faute d’y trouver qui que ce soit après un tour de la salle, Maden revint sur ses pas dans l’idée de ressortir. Or il ne s’attendait pas à tomber sur une scène saugrenue que même dans son esprit très florissant il n’aurait pas été capable d’imaginer. Une femme à la combi blanche – incapable là aussi de se souvenir de quel département ils s’agissait – tenait un opérateur en respect à l’aide d’une chaise dont elle se servait manifestement comme arme et bouclier. Mais il n’eut pas le temps d’observer la situation d’un air béat plus longtemps. Sitôt s’était-il approché que la victime de l’opérateur médical se retourna vers lui avec sa chaise en lui criant dans une langue qu’il identifia un peu grossièrement comme étant de l’espagnol des mots qu’il ne comprit pas du tout. Alors Maden remit en route son esprit quelque peu interloqué, puis recula d’un pas en levant les mains devant lui.

« Hé ho, doucement ! » Répondit-il dans un français typiquement agressif, oubliant que le méli-mélo de langues n’allait pas arranger quoi que ce soit à la situation. Puis il reprit plus calmement, cette fois en anglais : « Je sais que parfois c’est pas flagrant mais je ne suis pas un robot, si jamais vous aviez des doutes. » Puis maintenant qu’il était peu probable qu’elle le prenne toujours pour un ennemi, Maden baissa les mains rapidement, peu enclin à rejouer cette fameuse scène dans Jurassic World, avec la dame dans le rôle d’un vélociraptor.

L’intrus n’a qu’à bien se tenir : tu vas lui refaire sa carlingue, à ce robot maléfique ! Tu es prête à tout pour défendre chèrement ta vie, Dieu te met sûrement à l’épreuve pour tester ton courage, tu vas lui prouver que tu es digne de Sa grâce ! Assurant fermement ta prise sur ton arme improvisée, c’est à bout de bras que tu brandis ta chaise, tandis que l’opérateur recule prudemment, flottant en sécurité à quelques mètres de toi. (« Patient agité. Mesures de contention suggérées. Veuillez vous adresser au personnel habilité. » Ben voyons. Compte là-dessus et bois de… l’huile… fraîche.) Tes doigts se crispent sur le dossier, et tu agites vigoureusement ton seul rempart contre l’armée des opérateurs démoniaques.

Qui s’avère être donc un homme.
Apparemment aussi perdu que toi.
Et qui parle une langue que, visiblement, toi, tu ne parles pas.
Sourcil froncé, tu abaisses ta chaise d’un demi-centimètre, détaillant d’un œil vigilant le nouvel arrivant pour évaluer son niveau de menace. Son geste apaisant semble indiquer qu’il ne compte pas t’attaquer, et son attitude générale tendrait à l’identifier comme inoffensif. Le fait qu’il te parle ensuite en anglais contribue à te rassurer également, et tu finis par déposer ta chaise, un peu gênée d’avoir failli agresser un autre rescapé de l’équipage. « Si vous êtes un allié, est-ce que vous pouvez me débarrasser de cette chose ? Il refuse de s’en aller. » C’est d’un ton presque plaintif que tu formules ta demande, tendant un index accusateur vers l’opérateur qui flotte tranquillement de l’autre côté de la pièce, apparemment inoffensif également – sauf que tous ses capteurs sont clairement encore tournés vers toi, et qu’il marmonne des commentaires tels que « Niveau de stress élevé détecté », « Prescription de calmant suggérée » et même un discret « Diagnostic de psychose à confirmer » (Tu ne perds rien pour attendre, espèce de grille-pain délabré.)

A ton tour de lever les mains dans un geste que tu espères plus rassurant qu’hystérique. Il ne manquerait plus que l’homme ne te pense dérangée et n’essaie de t’enfermer, comme l’abominable opérateur de l’enfer le suggère traîtreusement. C’est pour ça que tu ajoutes précipitamment quelques précisions en anglais, pour que l’arrivant puisse comprendre la réalité de la situation et se range de ton côté. « Ne l’écoutez pas, hein ! Il est complètement bugué, il m’a suivie partout, je ne suis pas folle, j’essaie juste de lui échapper ! » Le bip-bip indigné de la machine, comme un R2-D2 désapprobateur, ne te fait ni chaud ni froid : ce qui t’intéresse, c’est la réaction de l’inconnu, que sa combinaison verte indique comme membre du département de Science et Recherche. « Je suis Tina, au fait. » ajoutes-tu, comme une arrière-pensée, avant de te taire, histoire de le laisser en placer une, et dissiper l'impression de folle furieuse que tu as dû lui faire au premier abord.

Parler en anglais était la solution clé ; si Maden avait envisagé ce détail plus rapidement, peut-être aurait-il directement évité de se faire menacer avec une chaise, pour peu que la victime des opérateurs ait eu réellement l’envie de frapper le scientifique avec. Sitôt comprend-elle que Maden n’est pas un dangereux ennemi qu’elle tente de le convaincre de lui venir en aide. Allons bon, le prendrait-elle pour un roboticien ? Aux dernières nouvelles, il n’y connaît strictement rien à l’intelligence artificielle et il ne compte pas s’y intéresser aujourd’hui. Cela dit, sa pitié fut un peu attisée par la détresse dans la voix de cette robophobe supposée, tandis qu’à côté l’opérateur continu, seul, son diagnostique prolongé. Allons bon … Maden voulait bien croire que ce tas de métal exagérait un peu, mais il semblait loin, très loin, du stade agressif que la dame essayait de lui prêter. D’autant plus qu’elle avait dorénavant l’air d’essayer de le convaincre plus que d’expliquer calmement sa situation pourtant pas si farfelue. Au « je ne suis pas folle », il aurai bien répondu c’est ce qu’ils disent tous, mais le sourire narquois qui se forme sur ses lèvres ne feraient qu’empirer la situation si en plus il se moquait ouvertement de cette pauvre importunée. Mais avant qu’il ne puisse accepter de lui venir en aide, tel le preux chevalier qu’il n’avait pas spécialement envie d’être, Maden est interrompu par une présentation un peu placée pour appuyer le peu de normalité que cette situation laissait présager.

Tina … Doublé au visage, cela lui donnait un air très familier, et Maden n’est pas quelqu’un qui oublie facilement les gens. Il ne lui faut pas beaucoup de temps pour replacer toutes les informations dans le bon ordre. Soudain, il réalise qui elle est, et son visage s’illumine sous la surprise. « Ah oui, oui je vous reconnais. Vous êtes la chanteuse de Sunrise, si je ne m’abuse ? Mon ex-femme adorait votre groupe. » Il aurait pu s’arrêter là. Il aurait pu tout simplement se taire, ou changer de sujet, peu importe lequel. Mais, hélas, c’était mal le connaître. Fermer son clapet n’avait jamais fait partie de la configuration presque robotique de son pauvre cerveau parfois en manque de tact. Malheureusement pour la pauvre Tina, ce fut sans aucune gêne qu’il renchérit aussitôt : « Honnêtement je n’ai jamais vraiment compris pourquoi vous vous êtes embarquée sur ce vaisseau. Après tout, ce n’est pas comme si jouer de la musique était la priorité dans toute cette histoire. » N’importe qui aurait su qu’en prononçant ces mots, il dépassait (très légèrement) les bornes. Tout le monde … sauf lui. Dans toute son innocence, peut-être s’attendait-il même à ce qu’elle approuve ses dires, à ce qu’elle lui réponde « mais bien entendu, vous avez raison, mon rôle ici est très superflu », mais ceci, bien-sûr, relevait de la science-fiction.

Plutôt que de s’attarder sur des détails qui selon lui n’avait guère grand importance, Maden contourne Tina pour essayer de convaincre le robot de la laisser en paix. Sauf qu’il ne sait pas vraiment comment s’adresser à un robot, et tout ce qui lui vient en tête, c’est de le pousser doucement dans la direction opposée, agrémenté d’un « du balai ! » qui se voudrait autoritaire. Évidemment, c’est exactement ce qu’il fit, sans se soucier de quel genre de réaction paradoxale cela provoquer dans les circuits de l’opérateur zélé.

Il est un peu narquois, ce sourire qui se forme sur les lèvres de l’étranger à tes dénégations peut-être un tout petit peu hystériques, et l’indignation noie un instant la panique dans ton esprit. Il… Il se moque de toi, pas vrai ? Comment ose-t-il ! Alors que tu te trouves dans un danger clairement évident ! Tu lui expliquerais bien le fond de ta pensée, prête à disserter comme il se doit sur le secours qu’un gentleman bien élevé est censé apporter à une dame en détresse, lorsque l’expression de surprise qui illumine son visage te glace un peu le sang. Ah. Il t’a reconnue. Et ce qui naguère te procurait un sentiment de flatterie notable, très apprécié pour ton ego éventuellement un tantinet disproportionné, ne fait que renforcer l’humiliation que tu ressens, aujourd’hui, de te voir tombée si bas.  

Bon. Son ex-femme adorait le groupe. Visiblement, pas lui, c’est déjà ça – tu n’auras pas à expliquer à un fan ému de voir son idole que ladite idole a une utilité similaire à celle d’un couteau à beurre… Et encore, le couteau, lui, fait de belles tartines. Toi, tu déchiquettes tes toasts. En même temps, les quinze années qui ont précédé ton départ, il y avait toujours quelqu’un pour les tartiner à ta place… Enfin. L’inconnu semble partager ton avis sur tes compétences à bord, en tout cas – un point sur lequel vous êtes incontestablement d’accord. Tant de franchise est tout de même un peu désarmant, voire un tout petit peu blessant. Tu restes là à battre des cils un instant, muette, presque choquée de tant de candeur abrupte, notant distraitement que ton sauveur a fini par réussir à faire fuir l’opérateur dont les bip-bips frénétiques – et aux tonalités étrangement… soulagées – s’éloignent dans le couloir, et tu retiens la demi-douzaine de répliques tour à tour acerbes et geignardes qui te viennent en tête. Ce qui finit par sortir, dans un rire étranglé, c’est un « Vous avez tout à fait raison », doublé d’un hochement de tête catégorique. Évidemment, qu’il a raison ! Toi-même, tu te repasses cette même question en boucle depuis ton réveil : mais qu’es-tu donc venue faire dans cette galère ? Tu n’aurais jamais dû quitter la Terre ! Qu’est-ce qui t’a pris de laisser les autres te convaincre ? Comment as-tu pu croire, une seule seconde, que Tina Tavares serait d’une utilité quelconque dans l’espace ? Bien sûr, tu n’avais jamais imaginé un réveil dans des circonstances aussi critiques, mais quand même… tu aurais dû te douter que quelque chose tournerait mal.

Tu hausses une épaule fataliste, un peu calmée maintenant que la machine démoniaque est hors de vue. « Oui, vous avez raison : je ne sers absolument à rien, et si vous voulez vraiment le savoir, mon vœu le plus cher est de pouvoir grimper dans mon caisson et m’y rendormir, mais apparemment c’est impossible vu qu’il a été recyclé en pièces détachées. Et me voilà condamnée à errer dans les couloirs sans savoir quoi faire de ma vie, poursuivie par des robots maléfiques qui veulent sûrement ma mort. » Tu passes une main lasse sur ton visage. Un soupir résigné t’échappe, et tu conclus à mi-voix, comme un secret partagé. « Je suis désolée. Ces opérateurs me rendent extrêmement nerveuse. Merci pour votre aide. »

Sitôt l’opérateur parti, Maden sent son orgueil se gonfler un peu ; ce n’était finalement pas si compliqué que ça, à se demander presque pourquoi Tina n’a pas réussi avant lui. Puisque sa tâche est accomplie et qu’il n’y a pas d’autres robots fous à chasser dans le coin, le géologue se retourne vers la supposée victime, vide de toute réplique suite à la réflexion un peu abrupte que Maden lui avait balancé. Tandis que l’opérateur s’éloigne, probablement en quête d’autres personnes prêtes à obtempérer à ses examens, Maden observe son interlocutrice qui finit par lâcher, à sa grande surprise, une approbation à laquelle il ne s’attendait. Lui qui pourtant a l’habitude de se prendre une réflexion désagréable en retour, quitte à ce que ce soit finalement lui qui se retrouve blessé dans son ego, Maden se retrouve à son tour vidé de toute réponse. Ben oui, c’est qu’on la lui a encore jamais faite, celle-là, et il n’a pas vraiment d’idée quant à l’attitude qu’il est censé adopter maintenant. Alors il détourne le regard, comme pour chercher une idée dans le décor, mais les seules choses sur lesquelles il pose les yeux sont des câbles et des machines. Rien qui soit utile pour le moment.

Finalement, l’ancienne chanteuse reprend son discours quelque peu défaitiste, en reprenant ses dires pour confirmer, qu’en effet, elle n’était pas utile à grand-chose. Voilà, maintenant il se sentait presque coupable, en plus du désarroi palpable qui avait prit possession de son corps. Il ouvre la bouche mais aucun mot n’en sort, tandis que Tina continue sa tirade quelque peu dramatique, mais au moins pouvait-il constater quelque chose : leur désir commun de retourner dormir pour les prochaines années de ce voyage catastrophique. Il hoche alors la tête en croisant les bras, faute de savoir quoi dire, non sans froncer les sourcils au passage à force de se plonger dans les mêmes réflexions encore et encore en se demandant quoi répondre à quelqu’un qu’il venait de blesser sans en avoir l’intention. Un « désolé » serait en toute logique le mieux à faire, mais non, pas pour Maden qui n’a même pas inclus cette possibilité dans la liste des choses qu’il pourrait dire à Tina pour la rassurer quant à son utilité à bord.

Finalement elle soupire, ce qui l’incite à faire de même dans un comportement très grégaire qu’il a pourtant peine à condamner. Puis vient le moment des remerciements, ce à quoi il répond par un hochement de tête qui se rapproche le plus d’une certaine politesse de sa part. « Pas de soucis, il y a bien des gens qui ont peur des mots trop longs, j’imagine qu’à ce stade les robots sont une phobie tout à fait rationnelle. » Pas sûr que ça l’aide, mais c’est la première chose qui lui vient à l’esprit. Puis plus doucement, il reprend. « Vous savez, mon avis est pas le plus objectif que vous pourrez avoir. Après tout, je suis pas très utile non plus, sans quoi je serai pas là à vagabonder dans les couloirs. » Logique incontestable. Mais au moins son inutilité avait eu du bon : ça l’avait amené jusqu’ici. Sans les affres du hasard, Tina serait encore aux prises avec l’opérateur. Le destin faisait tout de même bien les choses.

Il est… il est bizarre, cet homme, somme toute, à imiter certaines de tes réactions sans même avoir l’air de réaliser ce qu’il est en train de faire. Tu es bien asociale depuis ton réveil, Tina, toute engoncée dans ton auto-apitoiement et ta rancune, mais cet homme-là éveille vaguement ta curiosité. Tu as l’habitude qu’on te vénère et qu’on se démène pour l’insigne privilège de quelques secondes en ta compagnie ; et la bonhomie toute désinvolte de cet étranger est curieusement rafraîchissante. Ça te rappelle un peu ces années d’insouciance de ta jeunesse, les pieds dans la poussière, d’abord dans la favela de Manaus, puis dans la misère toute rigoureuse de la maison de la tante Ana. Cette époque tranquille, où tu n’étais personne et où, finalement, tu n’avais que bien peu d’ennuis. Si tu devais évaluer la progression de ta vie une fois la célébrité et ta carrière ajoutées au tableau… force est de juger que ce résultat-là n’était vraiment pas celui auquel tu aspirais. Il est rassurant de constater que l’homme ne semble pas t’en tenir rigueur ; même si ses commentaires sont… inattendus.

« Eh bien, en tout cas, vous êtes efficace. Comme garde du corps. » Efficacité prouvée uniquement contre les opérateurs un peu trop insistants pour le moment, mais ne fais pas la fine bouche, Tina : il t’a tirée d’un mauvais pas très inconfortable, et la reconnaissance te pousse à souligner tes propos d’un hochement de tête déterminé et catégorique. Il n’a pas l’air d’être dans la sécurité, pourtant. Uniforme vert, Sciences et Recherche. Ils sont mignons, quand même, les rats de laboratoire de nos jours, tu ne crois pas ? Comme si tu avais la tête à ça – comme si, dans le chaos actuel, il y avait la moindre place pour le flirt ! Oh, tu as bien entendu dire qu’un couple ne s’était pas gêné pour se tripoter à la sortie du caisson – deux filles, en plus, à en croire le moulin à rumeurs qui tourne quand même avec une efficacité redoutable sur Voyager. C’est certainement le seul élément du bord qui fonctionne parfaitement, d’ailleurs… Tu as une pensée navrée pour la personne qui a forcément dû les surprendre en plein… échange… pour que les ragots soient aussi détaillés : il ne te serait jamais venu à l’idée, toi, de batifoler entre la panique du discours de la gouverneure et l’horreur de réaliser que tu ne sers à rien – en combinaison de cryosommeil, qui est loin d’être le vêtement le plus sexy de ta garde-robe. Tu veux bien croire que la cryo, ça donne chaud, mais toi en tout cas, c’est le réveil qui t’a glacée… Haussant les épaules, tu abandonnes le fil de tes idées et tu recentres ton attention sur ton nouveau compagnon de vagabondage.

« À part sauver les filles en détresse dans les entrailles de la station, vous avez été recruté pourquoi ? Je veux dire, c’est quoi votre métier ? » Et tu te penches légèrement en avant pour recueillir sa réponse, comme si cela te permettrait de mieux retenir ce qu’il va te dire. C’est sûrement l’un des grands pontes de l’expédition, pour avoir été réveillé si tôt – même si son badge indique le simple rang d’un membre d’équipage. Un inventeur brillant ? Un petit génie d’un pays lointain – c’est quel drapeau, sur son épaule, que tu n’arrives pas à voir clairement ? Un prix Nobel de renommée mondiale… ?