Curiosity killed the cat

Il faut que tu saches.
Il faut que tu saches ce qu’il en est exactement.
Tu n’as pas vu le cadavre qu’ils ont trouvé, dans la zone hors limite – tu as entendu la description, après coup, tu as imaginé, et c’est sûrement pire que d’avoir été directement témoin de la découverte. Tu t’es fait mille films, à essayer de comprendre comment un corps a pu finir dans l’état qui a été décrit. Desséché, momifié, comme dévoré de l’intérieur – les mots tournent dans ta tête, et tu en as perdu le sommeil. Si c’était toi, la prochaine ? La terreur, l’angoisse, l’inquiétude tourbillonnent dans ta tête en permanence, que tu sois au travail derrière le comptoir du Bright Venture, en train de tenter de te détendre dans l’Arboretum, ou à lutter contre l’insomnie derrière le rideau de ta couchette.
Ça en finirait presque par te ronger vivante.

Il faut que tu saches.
Il faut que tu saches, sinon tu vas devenir folle.
À l’infirmerie, on t’a refusé de voir les clichés pris du corps qu’ils ont réussi à ramener il y a trois jours : soi-disant pour t’éviter le traumatisme. La bonne blague ! Ne voient-ils donc pas à quel point ne pas savoir te jette bien plus gravement dans les tréfonds de l’angoisse ?

Alors, tu resquilles. L’accès est restreint, les comlinks sont censés garder les portes des endroits sécurisés, tu le sais. Tu sais parfaitement aussi que les systèmes d’Hécate sont défaillants, et que parfois, il se passe des choses inattendues – alors, tu guettes ton occasion. Depuis trois jours, tu rôdes autour de la porte qui t’intéresse, jusqu’à ce que, finalement, une surtension fasse clignoter les lumières du couloir. Tu bondis sur la porte, tu tires un grand coup, elle s'ouvre, tu te glisses au-delà ; et te voilà dans le couloir d'accès de la morgue, le cœur battant à tout rompre.

Il te reste maintenant à trouver comment ouvrir la pièce dans laquelle le cadavre est conservé…

HRP:

À vue de nez, tu estimes que ça fait environ dix minutes – peut-être quinze – que tu t’escrimes sur les serrures des différentes portes, sans succès pour le moment. Une d’entre elles va bien finir par s’ouvrir, si tu insistes avec suffisamment de détermination ! De toute façon, tu as tout le temps devant toi : ton cycle de travail est achevé, tu as huit heures de loisir avant de devoir aller te coucher, alors la patience ne te manque pas. Tu dois absolument voir ce corps, c’est devenu une nécessité – tu en as besoin, pour ne pas perdre complètement la raison, pour mettre une image précise sur ta frayeur.

Bon, certes, tu ne t’attendais pas à ce que la porte s’ouvre soudain derrière toi, et une voix que tu identifies directement comme celle du directeur de la sécurité te laisse penser que mille ennuis t’attendent à présent. Un juron coloré t’échappe – dans ton portugais brésilien natal, avec un peu de chance, l’homme ne le parle pas et ne comprendra pas de quoi exactement tu viens de traiter sa mère… Tu te redresses, lentement, les mains en évidence – qu’il ne pense pas que tu es armée, tu n’as pas besoin de mourir maintenant sur un malentendu – et tu le salues d’un signe de tête respectueux. Après tout, il fait partie des chefs, autant ne pas le provoquer…

« Est-ce que vous pouvez m’ouvrir cette porte ? »
La question a surgi avant que tu n’aies le temps de bien y réfléchir – mais ce n’est pas une mauvaise idée, en fait. S’il t’ouvre, et t’accompagne à l’intérieur, il verra bien que tu n’as aucune intention maléfique, non ? Juste un terrible et urgent besoin de satisfaire ta curiosité… Un besoin vital, presque.

Et visiblement, c’est non, pour la balade dans la morgue.

Contrariée de te faire engueuler comme une collégienne, tu fronces un sourcil courroucé. Cet homme ne sait visiblement pas à qui il a affaire, et tu t’apprêtes à le remettre vertement à sa place, lorsque la raison l’emporte sur l’instinct. Rappelle-toi, Tina, ici tu n’es… personne, et il est ce qui se rapproche le plus de l’enfant illégitime d’un dictateur tout-puissant et d’un maton de prison. Avec la loi de son côté.
Ravalant la réplique arrogante que tu t’apprêtais à lui servir, tu te contentes d’une moue boudeuse sûrement très puérile, mais psychologiquement satisfaisante.
Tu ne résistes pas lorsqu’il t’attrape par le bras – est-ce qu’il imagine que tu vas piquer un sprint dans un couloir de dix mètres, cernée par des portes fermées ? Allons, trêve de persiflage mental, Tina, tu es dans de beaux draps. Coopère.

« Il fallait que je voie le corps du technicien. » expliques-tu à mi-voix, du ton profondément raisonnable de celle qui avait une raison tout à fait logique de te trouver là. « Et je n’ai pas commis d’effraction : la porte était ouverte. », ajoutes-tu d'un ton peut-être un tout petit peu de mauvaise foi. C’est presque vrai, dans un sens un peu tordu. Tu passes sous silence le fait que tu as harcelé cette fichue porte pendant trois jours en guettant fiévreusement une baisse de tension qui lèverait le verrouillage automatique. Ce n’est pas comme si tu avais commis un crime, après tout ! Tu n’as pas volé de rations, de médicaments, ni agressé personne. Tu as juste voulu… voir de tes propres yeux ce que le destin te réserve.

Parce que tu en es convaincue : tu ne sortiras jamais vivante de cette boîte de conserve géante.

Le chauve a l’air en colère, et quelque part au fond de toi il y a la gamine des favelas qui se recroqueville, roulée en boule pour prendre les coups sur les parties moins sensibles de son corps. Il ne comprend pas. Tu l’écoutes te faire la morale, tout crispé de tension, et tu ne peux t’empêcher de saluer son self-control devant la sale gosse impertinente que tu es. Il s’imagine visiblement que tu regretterais de périr écrasée dans un sas, et tu te contentes d’un haussement d’épaule fataliste. Ça ou autre chose, hein… Mais tu n’ajoutes rien. Inutile d’en débattre. La porte s’ouvre, et il continue de te tirer en avant, tout en assénant une litanie de détails que tu n’as pas demandés, parce que les potins du bord te les avaient déjà fournis. Sa dernière phrase te tire un sourire amer, rapidement réprimé. Non. Il ne comprend vraiment pas.

D’un geste ferme, tu dégages ton coude de sa poigne. Tu n’argumentes pas, tu te contentes de le fixer silencieusement, de tes yeux sombres, sérieuse et grave. Il te prend sûrement pour une écervelée pourrie-gâtée, et il n’aurait pas tort de te juger complètement superflue. Si quelqu’un devait te jeter par un sas pour faire de la place, ce serait sûrement lui, et il n’aurait pas tort… Mais tu ne veux pas rester une starlette évaporée à ses yeux. Il faut qu’il comprenne. Tu secoues la tête, doucement, pas pour le contrarier, mais plus pour lui expliquer.

« Les cauchemars, je les fais déjà chaque nuit. Ce n’est pas de la curiosité déplacée, c’est… J’ai besoin de voir. De savoir exactement ce qui m’attend. Pour comprendre le danger. Et apprendre comment me défendre. Ne pas savoir ce qui me menace, c’est ça qui me terrifie. Et je ne veux pas vivre pétrifiée. Aidez-moi à comprendre, chef. Je vous en prie. Apprenez-moi à me défendre. »

La prière est venue seule. Tu n’avais pas prévu de lui demander son aide. Et pourtant… ne serait-ce pas précisément exactement la chose à faire, pour être autre chose que la barmaid de fortune de Voyager… ?

Il est écrit que tu ne parviendras pas à avoir un aperçu de ce qui t’attend. Est-ce que c’est l’insigne doré sur son uniforme qui donne à cet homme le droit de décider pour toi de ce que tu peux voir, et de ce que ton esprit fragile doit éviter ? Cela t’irrite un peu, d’être traitée comme un pot de fleurs susceptible de s’effondrer au moindre coup dur, mais il n’a pas forcément tort non plus. Résignée, tu émets un soupir désabusé, déjà prête à essuyer une sèche fin de non-recevoir à ta demande.

Raté.
Encore une fois.

Incrédule, tu restes à le fixer là, perplexe, sans ciller, incrédule et stupéfaite.
Ce n’est pas un oui franc et net, certes, mais c’est loin d’être un non, et tu arques un sourcil sceptique. Est-il réellement en train d’envisager de t’apprendre à te battre ? Peut-être pas à cogner, tu sais très bien que ton gabarit fluet est loin de t’apporter la force cinétique requise, mais peut-être à utiliser des armes ? Une excitation sinistre se répand peu à peu dans tes veines, et une étincelle d’intérêt s’éveille dans tes yeux.
Tu ne serais plus vulnérable – plus autant, en tout cas.
Tu pourras être utile.
Et plus aussi aisément sacrifiable.

Dans tes tripes, l’instinct de survie flamboie, gesticule et te hurle de saisir au vol ta chance de t’en sortir. Hochant fermement la tête, tu prends l’homme au mot – après tout, il est le directeur de la Sécurité, si une parole doit être digne de confiance, c’est sûrement la sienne.
« Vous m’apprendriez à me défendre ? À utiliser une arme ? Je pourrais aider les patrouilles ? »

Il y a beaucoup de souvenirs, dans le soupir tranquille de Hassan, et tu n’ajoutes rien. Tu n’as pas besoin de le questionner pour savoir qu’il porte avec lui le poids d’un passé compliqué, et que ce n’est pas sur sa peau qu’il affiche ses cicatrices les plus marquantes. C’est le drapeau libanais, sur l’épaule de sa combinaison, et tu as entendu parler du printemps arabe, et de son cortège de morts. Tu n’en sais pas assez pour te permettre un commentaire, et c’est donc avec un grand respect pour les disparus d’un tragique conflit que tu conserves le silence.

Il a tôt fait de doucher tes ardeurs, toutefois, et tu adoptes à nouveau la petite moue boudeuse dont tu es coutumière. Pas longtemps cependant, juste quelques secondes – il n’a pas totalement rejeté ta candidature et ce qu’il t’explique fait quand même sens. Tu n’es pas du matériau dont on fait les militaires, c’est sûr ; mais si tu peux tout de même apprendre quelques réflexes utiles, ce sera toujours ça de pris. Concentrée, tu bois ses paroles, gravant dans ta mémoire les quelques termes qu’il emploie. Contrôle. Réactivité. Oui, cela te semble tout à fait répondre à tes besoins, et tu hoches la tête à nouveau, toute son attention focalisée sur lui. Devine-t-il à quel point tu as besoin d’occuper tes jours à quelque chose de constructif… ?

« Je suis prête à apprendre ce que vous pensez que je dois savoir. J’étais… j’étais au réfectoire, quand vous êtes allé dans la zone scellée avec les autres. J’ai entendu… la confusion, la panique. Si cela doit m’arriver un jour, et je suis sûre que ça finira par se produire, je veux être préparée. Ne pas gêner ceux qui savent. Être un atout, pas… un obstacle. »

L’anglais te complique un peu la tâche, mais tu espères qu’il a compris.

Pour le moment, tout a l’air de bien se passer – cette négociation sous couvert de discussion polie évolue bien, et le directeur Jaafar semble enclin à soutenir tes efforts. Tu ne t’attendais certainement pas un tel résultat en forçant la porte de la morgue, hein, Tina ? Tu devrais peut-être essayer de braquer les réserves de nourriture, demain, qui sait : ça fera peut-être apparaître une planète viable pour les rescapés ? En tout cas, il faut bien reconnaître qu’il a quand même l’esprit ouvert, pour un Libanais – accepter ainsi la proposition (la supplique) d’une civile, et qui plus est de sexe féminin, voilà qui dénote une belle modernité. C’était sûrement un pré-requis pour l’intégration au projet Voyager ; cela ne t’empêche pas de l’apprécier, et tu te fais silencieusement la promesse d’être une élève appliquée.

La lumière vacille à nouveau, et tu jettes rapidement un regard prudent aux alentours, histoire de guetter l’arrivée éventuelle d’un de ces opérateurs dont tu te méfies si fort. Rien à l’horizon pour le moment, les environs semblent sûrs, tu peux reporter ton attention sur Hassan. « Est-ce que vous avez prévu une formation de ce type, pour les non-militaires ? Quelque chose pour nous apprendre à réagir en cas de danger ? Ce serait sûrement utile. » Même si tu préfèrerais nettement des cours particuliers. Tu n’as guère envie de te couvrir de ridicule devant le reste de l’équipage, ta situation actuelle prête déjà suffisamment à sourire ! « Je veux bien servir de cobaye. Au besoin. » Si jamais tu es la première à réclamer une telle formation, peut-être voudra-t-il bien tester son plan de formation sur toi, en solo, avant d’impliquer le reste de l’équipage ? Quoi qu’il décide, tu te plieras à sa volonté ; mais cela ne coûte rien de demander.

Et visiblement, tu es effectivement la première à solliciter le chef de la sécurité pour une session de remise à niveau. Pourtant, cela fait déjà presque deux semaines, depuis l’expédition funeste en direction de la passerelle… Tous les autres sont donc déjà capables de s’occuper d’eux-mêmes en cas d’urgence ? Ou bien peut-être préfèrent-ils attendre de voir ce qui leur sera proposé… Toi en tout cas, tu seras plus rassurée de prendre les devants, et savoir que tu vas apprendre des techniques concrètes te rassure déjà modérément. Il te parle d’organisation, de coordination, et tu hoches gravement la tête, peu désireuse de chambouler des emplois du temps que devines – contrairement au tien – remarquablement chargés.

« Je comprends très bien. J’espère que ça pourra se faire. Vous me préviendrez, quand vous serez prêt, d’accord ? Je… je tiens vraiment à participer à ces sessions. Vous me trouverez au Bright Venture. Tina – Leontina. Tavares. Enfin, vous le savez sûrement déjà. Vous n’oublierez pas ? »

Ton intonation s’est faite implorante. Tu avais bien songé demander une formation, après les événements tragiques du mois dernier, mais tu ne pensais en arriver à leur concrétisation si rapidement. Est-ce un message de Dieu, pour te faire comprendre qu’il ne faut jamais s’avouer vaincu ? Tu n’en sais trop rien, mais tu lui en rendras grâce dans tes prières, ce soir.
Tu ne mourras peut-être pas si aisément.