Elle est moins blanche que je ne le croyais

La journée a été plus épuisante que prévu.  Quand tu as fermé les yeux près de 900 ans plus tôt, tu t’attendais à te réveiller paisiblement et à t’intégrer à la vie à bord aisément, mais visiblement, c’était sans compter avec les imprévus.  Un sommeil de 900 ans.  Voilà qui était difficile de prévoir.  Les nouvelles reçues au réveil ne te plaisent pas exactement : tu es médecin et certainement pas en mesure de lutter contre des créatures extraterrestres.  L’idée de dépendre des autres pour ta sécurité ne t’enchante pas réellement.  Les notions de kung fu apprises quand tu étais petite sont loin, d’autant plus que tout était chorégraphié, vous ne vous battiez pas réellement, c’était du spectacle, alors même si ces quelques compétences étaient encore bien acquises, elles ne te serviraient absolument à rien.  Tout ça, c’est un peu difficile à digérer.  Puis il faut admettre que tu es un peu inquiète.  Tu pensais revenir un jour sur terre, peut-être te marier.  Il aurait été trop tard pour des enfants sûrement, mais tu t’imaginais revenir à une vie plus ou moins normale après cette aventure.  Visiblement, ce ne serait pas possible.  Ce qui t’attriste particulièrement, c’est de savoir qu’au moment de leur mort, tes parents t’en voulaient certainement encore de ton choix.  Tu aurais pu les emmener avec toi, ça n’aurait pas remplacé les petits enfants que tu ne leur donnerais jamais, mais au moins tu aurais pu prendre soin d’eux.  Quand tu y penses, tu es une fille bien ingrate de n’être pas restée pour pourvoir à leur vieux jours quand ils t’ont tout donné dans ta jeunesse.

« 这样真的没面子… » soupires-tu en ouvrant la porte du dortoir.
C’est vraiment perdre la face…

Au moment où tu entres, tu réalises que tu n’es pas seule.  Ce doit être la personne qui était déjà installée quand tu es passée plus tôt.  Tu aurais aimé un peu de solitude, mais au vu des pensées noires qui occupent ton esprit, ce n’est peut-être pas plus mal que quelqu’un d’autre soit présent avec toi.  Rencontrer de nouvelles personnes, ça te changerait le mal de place.  Au moins, dès demain, tu seras bien occupée avec l’installation de ta pratique, tu imagines déjà que quelques passagers voudront bien venir se faire examiner.  Tu seras trop occupée pour ressasser le passé et les regrets.

« Bonsoir, » fais-tu avec un petit sourire.

Tu ne veux pas lui faire peur, personne n’a dû l’avisé qu’elle avait trouvé de la compagnie au dortoir au cours des dernières heures.  Tu te faufiles à l’intérieur et ferme la porte doucement.  Tu es un peu intimidée, c’est une étrangère.  Tu avais espéré te retrouver avec d’autres asiatiques, enfin peut-être pas des Japonaises, tu sais que ça appartient au passé, mais ton coeur patriote ne peut pas tout à fait pardonner ce que ce peuple a fait au tien.  Enfin, au moins c’est une fille et elle n’a pas l’air trop détestable.

« Je m’appelle Ruiling Zhao, je me suis réveillée aujourd’hui.  Vous êtes? »

Depuis mon réveil, j'ai pris mes marques dans le dortoir qui m'est allouée et n'ayant pas de colocataires pour l'instant, j'ai pris un peu mes aises. Disons que j'ai tendance à m'étaler quand je ramène du travail  néanmoins la plupart de mes affaires personnelles restent au niveau de ma couchette, éparpillées. Mais cela ne me dérange pas sachant que le compartiment est fermé pendant mon absence. Après une journée à observer notre environnement immédiat via l'observatoire pour compléter les informations parcellaires puis à étudier les données collectées en remontant la chronologie des rapports, je suis rentrée au dortoir après le souper.

Je me suis installée avec un de mes carnets de croquis sur lequel j'ai noté le nom des disparus de l'expédition dans la zone condamnée par Hécate. J'aurai pu le faire via mon pad, mais le papier me donne l'impression de pouvoir réfléchir sans interruption informatique. Cependant mon pad est allumé à proximité et il est possible de voir une photo de Christopher et moi-même en fond d'écran. J'en ai plusieurs en version numérique, de lui, de ma famille, de paysages de vacances ainsi que du ciel stellaire observable depuis la Terre. Un point de vue qui n'existe désormais plus. J'ai bien un petit triptyque avec des photos mais le temps passant je n'ose guère trop y toucher bien que le verre a du protéger les tirages papier.  

Dans mes pensées, je n'entends pas la porte du dortoir s'ouvrir et je sursaute quand une voix s'élève pour me saluer. Je porte un regard méfiant vers la nouvelle venue tandis qu'elle m'explique s'être réveillée aujourd'hui même. Je me redresse avec un sourire et je m'approche de l'asiatique. J'imagine qu'elle doit être dans un état similaire au mien lors de mon propre réveil, qu'elle doit manquer de repères...

- Je m'appelle Mackenzie Duhamel. Bienvenue dans notre humble demeure si je puis dire. Je laisse quelques secondes passer avant de poursuivre. Je suis réveillée depuis deux mois et vous êtes ma première colocataire, en soit ça vous laisse le choix de la couchette. D'un geste de la main, j'englobe les différents compartiments  encore inoccupés. Parfois, parler d'éléments anodins permet de penser à autre chose et c'est bien le genre de discussion qui peut faire oublier pendant quelques minutes les nouvelles fracassantes de la gouverneure. Mon regard se porte sur son uniforme et principalement sur le drapeau révélant sa nationalité. Vous êtes chinoise ? Moi-même je porte encore mon uniforme identifiant mon département et mon pays d'origine. D'ailleurs j'ai eu l'impression d'entendre du chinois au moment de son arrivée, mais n'étant pas attentive à cet instant-là, je n'en suis pas certaine.

Tu es plutôt heureuse qu’elle ne t’offre pas de te serrer la main : il faut dire que c’est une pratique qui te semble tellement étrangère et qui manque tellement de naturel!  Quel besoin ces diables d’étrangers ont-ils de se toucher dès la première rencontre!  Il faudra te l’expliquer un jour, parce que si tu te plies à cette drôle de tradition, elle n’en reste pas moins désagréable : personne n’aime à voir son espace personnel envahi, c’est bien certain.  C’est peut-être ironique venant d’une Chinoise, ton pays est — était — tout de même le plus peuplé au monde.  Harbin, c’est — c’était, tu t’habitueras un jour peut-être — plus froid, moins peuplé.

Tu hoches simplement la tête, pour noter que tu as bien retenu son nom — au besoin il se trouve sur son uniforme, ce qui est bien pratique pour ceux qui ont du mal avec la mémoire des visages — mais aussi parce qu’il n’y a rien vraiment de plus à dire à propos du dortoir.  Tu as déjà un compartiment où ranger tes affaires et dormir.  Lequel n’a pas d’importance, le choix n’était pas nécessaire,  tu as pris parce qu’il fallait, parce que vous en aviez tous un assigné.  Les uns comme les autres étaient tous pareils.

« J’espère que ma présence ne viendra pas perturber vos habitudes, madame Duhamel.  Je ne devrais pas trop vous déranger ceci étant dit, je doute être souvent au dortoir. »

Tes compétences ne sont pas nécessaire là.  Non, tu ne comptes y être vraiment que lorsque tu auras besoin de repos.  C’est bien à cet effet qu’ils ont été établis de toute façon, pas pour s’y retrouver en toute intimité.  Tant et aussi longtemps que vous resterez sur la station, cette notion n’existe plus.  Entassés les uns sur les autres, vous devrez apprendre à vivre ensemble, plus encore que tu ne l’avais d’abord cru.  On ne se dirait pas au revoir après quelques années de service.  Votre survie dépend des uns des autres.  La survie de toute l’humanité, car vous êtes tout ce qui en reste.  Pour autant que vous le sachiez.

« Oui, c’est exact.  Du Heilongjiang pour être plus précise. »

Un instant, tu as oublié la présence du drapeau sur ton uniforme, mais c’est que tu es habituée.  Quand tu étais aux États-Unis, on te le demandait souvent.  Il semblerait que les Occidentaux ont la fâcheuse manie de confondre tous les Asiatiques et de tous les situer dans le même pays : la Chine.  Dans ton cas, c’est vrai, mais qu’on puisse prendre des Japonais pour des Chinois, ça te semble vraiment ridicule.  Tu n’aimes pas les Japonais, enfin pas trop.  Quand on parle des Japonais.  Pas les individus en particulier.  Il y en a quelques uns qui sont biens.  Après tout, ils ne sont pas responsables des atrocités de leurs ancêtres.  Mais il faudrait tout de même qu’un jour quelqu’un paie le prix.  Enfin, il ne fallait plus y penser.  Plus de pays.  La Terre n’est plus.  Les vieilles rancoeurs et rivalités doivent aussi mourir.  Citoyen du Starship Voyager, voilà ce à quoi vous pouvez prétendre comme appartenance nationaliste maintenant.

« Et vous canadienne.  J’ai… J’avais un cousin qui habitait au Canada. »

Comme toute bonne Chinoise issue d’une famille un peu plus nantie, tu as de la famille aux quatre coins du monde.  Avait.  Tu ne crois pas qu’il était possible de trouver un endroit sur Terre sans qu’il n’y ait au moins un immigrant chinois.  Vous étiez partout.  Ça coulait sous le sens que vous vous retrouveriez aussi dans l’espace un jour, à coloniser par immigration subtile.

Lorsque j’apprenais le chinois, nous avions étudié certaines de leurs coutumes et il existe de grandes différences entre nos deux pays, même si quelques points peuvent se rejoindre. Comme le respect de l’espace privé, c’est pourquoi je ne lui ai pas imposé de poignée de main pour notre première rencontre. Les canadiens sont respectueux des us et coutumes de chacun, ce qui a facilité l’intégration des minorités dans notre pays. Une ombre fugace traverse mon visage à la pensée du Canada, me rappelant qu’il n’existe plus depuis bien longtemps et ce genre de rappel a tendance à miner mon moral, néanmoins je reprends rapidement contenance pour continuer ma conversation avec Ruiling.

- Au contraire cela apportera un peu de présence dans ce dortoir.

Je ne doute pas qu’elle saura respecter ma zone, comme je l’appelle, et le fait qu’elle précise qu’elle ne passera pas son temps dans le dortoir me laisse à penser que nous ne devrions pas avoir de problème de cohabitation. La couleur jaune de son uniforme m’informe sur son département, à savoir médecine et infirmerie, donc je présume qu’elle passera le plus clair de son temps dans sa section et dans les zones de convivialité. C’est toujours plus plaisant de côtoyer les autres passagers que de ruminer dans son coin. Puis ma nouvelle colocataire m’indique sa région d’origine et le fait qu’elle avait de la famille au Canada.

- Le Heilongjiang. Je rassemble mes connaissances sur son pays et finis par situer cette région au nord-est. Je n’ai pas eu l’occasion de visiter cette partie de la Chine, mais si je me rappelle bien Harbin en est la capitale ?  

Les seules fois où je me suis rendue là-bas, j’ai visité principalement de grandes villes comme Pékin, Shanghai ou Hong-Kong. Je me suis peu aventurée dans les terres occidentales ou méridionales et je n’en aurai plus jamais l’occasion.  Lorsqu’elle évoque son cousin, je remarque le changement de temps et je me dis que cela nous arrivera bien souvent d’employer le présent lorsque nous évoquerons la Terre et nos familles.

- Où vivait-il ? Peut-être que j’ai vécu dans la même ville. Etes-vous déjà allée au Canada ?

Ce serait plutôt amusant de découvrir que nous avions chacune visité le pays de l’autre, cela pourrait nous faire des sujets de conversation bien que cela risque de remuer les vestiges d’une Terre disparue. Puis mon attention revient sur son département et je me demande quelle est sa profession.

- Quel est votre rôle au département médecine et infirmerie ? Avoir quelqu’un ayant des connaissances médicales dans son dortoir est plutôt rassurant.

Tu n’éprouves pas de surprise qu’elle n’ait jamais mis les pieds dans ta Chine natale, du moins pas le Dongbei.  Les sculptures de glace en hiver à Harbin sont reconnues pour être spectaculaires, à ton avis l’endroit parfait pour une sortie en amoureux avec ses jolies lumières, mais il ne s’agit que de deux semaines, très courtes.  Au creux de l’hiver et en général, les gens n’aiment pas exactement aller se geler lorsqu’ils prennent des vacances.  Tu es toutefois surprise de voir qu’elle en connaît tout de même autant sur la géographie chinoise : en général les étrangers connaissent Beijing et Shanghai, puis l’armée de soldats en terre cuite sans nécessairement savoir où elle se trouve.  Ça te semble curieux, rien qu’un peu mais bon.  Il y a sûrement une explication.

« C’est exact.  J’ai grandi à Harbin justement, » acquiesces-tu.

Évoquer ton cousin te rend légèrement triste bien que vous n’étiez pas très proches.  Ses parents étaient partis avec lui alors que vous étiez tout petits, peut-être aviez-vous quatre ou cinq ans.  Vous n’avez pas vraiment gardé contact, mais ta mère te parlait souvent de ton cousin au Canada qui avait fait ceci et cela, et combien c’était un exemple à suivre et que tu devrais faire des efforts pour lui ressembler un peu plus.  En Chine, l’enfant du voisin fait toujours mieux que toi.  Ling Ling pratique l’opéra 40 heures par jour Ruiling!  Pourquoi n’es-tu pas aussi assidue que Ling Ling?

« À Vancouver.  J’ai étudié aux États-Unis, mais je ne suis jamais allée au Canada.  Je regrette un peu maintenant. »

On t’avait beaucoup vanté les charmes des paysages canadiens, mais trop absorbée dans tes études, tu n’as jamais essayé d’aller visiter.  Également, il était extrêmement difficile pour une Chinoise d’obtenir un visa pour le Canada.  Tes antécédents aux États-Unis auraient certainement facilité le processus, mais tu t’étais souvent servie de cette excuse pour t’éviter d’y aller sans te blâmer toi-même.  Tu aurais dû.  On t’avait parlé de Montréal, il y avait une Québécoise dans ton dortoir, elle t’avait vendu avec beaucoup de talent la beauté de sa ville.  Tu ne la connaîtrais jamais.

« Je suis médecin généraliste.  Si vous ne vous sentez pas bien, n’hésitez pas à m’en faire part, même si je ne suis pas en devoir.  Nous partageons le même dortoir, ce ne serait que normal de se venir mutuellement en aide. »  Tu lui adresses un sourire.  Parler du travail t’aide à oublier toutes ces choses tristes.  Et le choc de toutes les nouvelles que tu as dû absorber à ton réveil.  Ce n’était pas ce qu’on vous avait promis.  Heureusement, tu te remets facilement sur pied dans l’adversité : te morfondre, ça ne te ressemble pas trop.  On ne peut certes pas changer les faits, mais on peut s’adapter et les tourner à notre avantage.

« Science et recherche pour vous, c’est exact?  J’espère que la situation à bord n’entrave pas vos fonctions. »

Elle me précise avoir grandi à Harbin et je hoche la tête quand elle mentionne Vancouver. Située à l’ouest, cette ville se trouve bien loin de Toronto et je ne m’y suis rendue que ponctuellement, principalement dans le cadre de mon travail. Ruiling ajoute avoir étudié aux États-Unis, au moins cela lui donne un petit aperçu du continent américain.

- Je crains que nous ayons chacun beaucoup de regrets après ce qu’il s’est passé. Regretter d’avoir laissé sa famille, de ne pas avoir fait ou dit telle ou telle chose… Malheureusement, rien ne nous permettra de rattraper cela. Je pourrais vous montrer des photos du Canada. Au moment où j’énonce cette proposition, je me rends compte que je ne fais qu’alimenter le sentiment de perte. Je me suis rendue quelque fois aux Etats-Unis pour des colloques, dans quelle ville avez-vous étudié ? De nouveau, les questions s’orientent sur le passé, seule base sur laquelle se reposer en ces temps d’incertitude.

Puis mon interlocutrice m’informe sur sa spécialité, la médecine générale, et j’accueille avec un sourire sa proposition de faire appel à elle en cas de besoin.

- Je n’y manquerai pas. Puis elle enchaine par des questions sur mon domaine d’activité. Oui c’est exact. Et bien… Un peu à vrai dire. Je suis astronome et une partie de mon travail s’effectue sur la passerelle dont l’accès est actuellement interdit. Heureusement, il me reste les observatoires de l’Arboretum et les salles des sections rattachées à mon département. Et il y a pas mal d’informations à étudier sur la route qu’on a suivi, même si les données les plus récentes sont les moins complètes à cause de la détérioration des instruments de Voyager. Je me montre assez bavarde sur les problématiques que je rencontre en ce moment mais j’ai neuf cent ans d’archives stellaires à étudier donc je ne risque pas de m’ennuyer. J’espère qu’on parviendra à réparer ce bon vieux vaisseau.

Après tout, il a tenu jusqu’à maintenant, alors pourquoi ne tiendrait-il pas encore plusieurs années ?

Tu hoches simplement la tête à sa proposition : tu doutes avoir le temps de regarder des photos du Canada en sa compagnie, du moins pas tout de suite.  Il y a encore beaucoup trop à gérer, trop à assimiler.  Ce n’est pas vraiment le moment de se tourner vers le passer et de s’y complaire.  Répondre aux questions pour apprendre à se connaître un peu, c’est une chose envisageable, mais autrement… tu préfères laisser la Terre loin derrière vous, ça te fait trop mal d’y penser.

« J’étudiais à Boston.  Je ne doute pas que vous connaissez, » réponds-tu.  Après tout c’était une grande ville, pas très loin du Canada justement d’ailleurs.  Elle avait probablement eu l’occasion d’y aller, c’était une très belle ville, avec son port.  Tu regrettes un peu ta vie là-bas, mais tu aurais eu du mal à t’imaginer vivre à l’étranger jusqu’à la fin de tes jours. Tu étais loin de te douter quand tu es rentrée à Harbin que ça serait le cas et que bien plus qu’un océan te séparerait de ta contré natale.

Tu notes que l’accès à la passerelle bloquée se trouve du côté de l’astronomie.  Utile à savoir, on a omis de te le préciser plus tôt — probablement parce que sur le moment, tu ne te préoccupais que de l’infirmerie.  Tu la laisses parler, pas tout à fait certaine d’être particulièrement intéressée par tout ce qu’elle dit, mais c’est la moindre des politesses.  Tu n’as jamais vraiment eu la tête dans les étoiles et étudier des choses qu’on ne peut pas toucher, ça te semble étrange.

« Avant de le réparer, je m’inquiète plutôt de nos visiteurs indésirables… répondis-je dans un souffle, J’espère qu’ils vont délaisser la plateforme.  Parce que tant qu’ils sont là, ça ne servira à rien d’espérer réparer ce qui est endommagé. »

Tu secoues la tête.  L’optimisme n’a jamais été ton plus grand point fort.  Autant ne pas trop penser aux problèmes pour le moment, il faut que tu te reposes et ce n’est pas en agitant ces idées dans ton esprit que tu vas pouvoir le faire.

« Seul l’avenir nous dira…. Je me demandais, et c’est sans rapport, comment connaissez-vous Harbin?  Ce n’est pas une ville qui est très connue à travers le monde, alors savoir que c’est la capitale du Heilongjiang…. Vous m’excuserez de me trouver aussi surprise.  Vous êtes déjà allée en Chine? »

Boston ne m'est pas inconnue, pas très loin du Canada et à peine plus loin que Montréal en terme de distance, je ne m'y suis rendue qu'une fois voilà de nombreuses années et je n'en garde que de rares souvenirs. Souvenirs devenus un trésor pour les derniers humains à bord de Voyager. Ruiling évoque alors un sujet préoccupant, celui des aliens présents dans la zone interdite.  

- Vous avez raison, actuellement ils nous bloquent une zone essentielle du vaisseau. Les déloger et reprendre le contrôle de la passerelle nous permettrait de reprendre en main le pilotage de Voyager. Pouvoir se diriger et non plus subir la trajectoire du vaisseau sera bénéfique pour le moral de tout le monde et nous évitera tout désagrément avec ce qu'on pourrait rencontrer sur notre route.

Puis la conversation revient vers un sujet plus léger et un sourire s'affiche sur mon visage quand elle me demande d'où me viennent ses connaissances sur la CHine et Harbin en particulier.

- J'ai suivi des cours de chinois et l'étude des us et coutumes et de la géographie de la Chine en faisaient partie. C'est pour cela que Harbin ne m'ai pas inconnue même si je n'y suis jamais allée. J'ai visité Pékin, Shanghai et Hong-Kong sur des séjours de plusieurs jours, certains proposés par mon école, d'autres à titre personnel. Je suis certaine de n'avoir vu qu'une portion de la richesse de ce pays et de sa culture.

Ma voix s'éteint à la fin de ma phrase vu que je n'aurai plus jamais l'occasion de combler ce manque puisque la Terre n'existe plus. Je me rends compte que cette discussion doit raviver des souvenirs pénible pour mon interlocutrice alors qu'elle vient à peine de se réveiller. Peut-être souhaite-t-elle se reposer et se familiariser avec ce qui l'attend dorénavant. Mais je pense qu'elle saura me le signaler si elle souhaite un peu de tranquillité.

Tu regardes Mackenzie d’un air abasourdi. Enfin, ce n’est pas la première fois que tu rencontres un laowai qui a étudié le mandarin, en vérité il y en a plusieurs — avait plusieurs — seulement tu restes toujours estomaquée de découvrir ces têtes blanches à grand nez savoir parler ta langue. En tout cas, ça explique peut-être comment elle est capable de prononcer ton prénom. Les sons traduits en pinyin par zh et r semblent toujours confondre les étrangers. Probablement parce que ça n’a rien à voir avec la façon dont eux-mêmes les prononcent.  C’est assez surprenant en tout cas, pour une canadienne.  Tu crois savoir qu’en Europe l’apprentissage d’une troisième langue est courante lors des études, mais pas au Canada.  Enfin ce n’est pas un pays duquel tu es particulièrement familière, mais quand Zhang Ling venait pour les fêtes du Nouvel An chinois, il parlait souvent de son école et outre des cours de français, ça ne semblait pas la norme.  Enfin, c’est peut-être différent ailleurs, le Canada est un grand pays tout de même. Était un grand pays. Il te faudra du temps pour t’habituer à parler de la Terre au passé.  Tu as encore l’impression que c’est hier que tu t’es allongée dans ton caisson, prête pour une aventure à des années lumières.

« Ah! Donc vous parlez ma langue?  C’est très surprenant! » t’exclames-tu.  L’envie de tester son niveau est assez grande, parce qu’il t’est arrivé de croiser des Blancs qui parlaient mandarin et c’était plutôt amusant. Ils ont souvent du mal avec les tons et c’est plutôt facile de se moquer un peu d’eux en fait.  Cependant tu te dis que ce ne serait pas très bien avisé de te moquer de ta nouvelle colocataire dès la première journée.  Et peut-être bien que son niveau est assez bon en réalité.  Quoi que tu en doutes sincèrement. Les seuls laowai que tu as croisé qui parlaient si bien qu’en fermant les yeux on aurait pu ignorer qu’ils n’étaient pas locuteurs natifs étaient ceux qui ont vécu en Chine sur de longues périodes.

« Je n’ai moi-même pas eu le temps de tout découvrir de mon propre pays, » ajoutes-tu en secouant la tête.  Tu regrettes un peu.  Tu voulais aller au Yunnan, monter la montagne jaune, mais tous ces projets ont toujours été repoussés à plus tard.  Tu n’es même jamais allée à Xi’An.  Elle a probablement vu plus de ton propre pays que toi-même.  Tu forces un mince sourire.  « Le monde est trop grand, on n’aurait probablement jamais eu l’occasion de tout voir.  Avoir des regrets ne sert à rien. » Tu hausses les épaules.  Tu désignes la couchette au fond de la pièce. « Je me suis installée là plus tôt, c’est la coach Sarmoise qui m’a indiqué le dortoir.  Elle habite celui à côté, vous la connaissez? Depuis on m’a expliqué beaucoup de choses, c’est un peu beaucoup à avaler d’un coup. »

Ma nouvelle colocataire semble plutôt surprise d’apprendre que j’ai étudié le mandarin et la Chine. Même si l’apprentissage de plusieurs langues n’est pas forcément une norme canadienne, j’ai choisi de le faire pour me familiariser avec certaines cultures dont je pouvais rencontrer des membres au sein de la sphère des scientifiques astronomes. Pourtant je ne me vanterai pas d’avoir un niveau digne d’un natif, mais je me débrouille plutôt bien de mon point de vue.

- Je suis sûre que je n’ai pas vu toutes les subtilités linguistiques de votre langue.

Puis Ruiling ajoute qu’elle n’a pas visité l’ensemble de son pays, mais après tout, moi-même je n’ai pas visité l’intégralité du Canada. Elle poursuit en mentionnant qu’elle avait rencontré la coach Sarmoise, notre voisine. Je hoche la tête.

- Oui j’ai fait sa connaissance mais sans plus, je n’ai pas encore eu l’occasion de profiter de ses cours mais c’est une chose que j’ai noté dans ma liste des trucs à faire. Je tapote mon pad puis adresse un sourire compatissant à mon interlocutrice. C’est un gros bloc à digérer. Cette situation n’est pas celle qu’on imaginait, il faut s’adapter et ça peut prendre quelques jours. Chaque jour apporte son lot d’adaptation et de découvertes. Pour le coup, je vais vous laisser terminer votre installation et vous reposer.

Ma voix se fait interrogative sur mes derniers mots. Non pas que la conversation me déplaise mais je me rappelle que ma première journée a été assez rude et que j’avais ressenti une certaine fatigue nerveuse et psychique. Donc cela ne m’étonnerait pas que Ruiling soit déphasée et fatiguée.  Nous aurons tout le loisir de discuter chaque jour vu que nous partageons le même dortoir et ce, même si nos cycles de travail sont décalés.

Spoiler:

Tu contemples d’un air perplexe la Canadienne, la tête penchée légèrement vers la droite.  Quiconque te connaît un peu sait que c’est signe chez toi d’interrogation, mais on ne peut pas s’attendre à ce que Mackenzie ne le sache : après tout tu n’as fait sa connaissance que quelques minutes auparavant. Cependant, tu trouves la fin de cet entretien un peu brutal et tu songes vaguement que peut-être elle ne t’aime pas vraiment et n’est pas exactement très heureuse de devoir partager son dortoir qu’elle occupait jusque là seule.  Ou peut-être n’a-t-elle pas aimé que tu sois surprise de son apprentissage du chinois.  Difficile à dire, tu n’es pas télépathe.  Tu finis par tourner entre tes doigts ton pendentif en jade, songeant que c’est peut-être mieux ainsi.  De toute façon, elle a bien raison, tu as besoin d’un peu de repos.  Ce qui est tout de même ironique quand on songe que tu viens de dormir pendant des siècles.  Tu esquisses un mince sourire.

« Oui, je crois qu’il est peut-être temps pour moi de me retirer, j’avoue que je suis un peu fatiguée, » souffles-tu.  Tes doigts triturent sur la pierre et la cordelette rouge se tords.  Tu la lâches finalement, le bouddha retombe sur ta poitrine.

« Je vous laisse à vos occupations, merci de m’avoir accueillie ici, » ajoutes-tu finalement avant de te retirer dans ton coin.  Le rideau métallique se ferme derrière toi et tu en profites pour troquer ta combinaison contre un confortable pyjama et tu t’étends dans ton lit, songeant à tout ce qu’il vient de t’arriver et tout ce que tu viens d’apprendre au courant de la journée.  Tes pensées s’égarent vaguement vers la Terre, cette maison qui n’est plus.  Au fond, c’est peut-être une chance que tu sois partie, que tu n’aies pas écouté tes parents et surtout que tu n’aies pas céder à leurs prières de te marier et fonder une famille.  Ont-ils souffert quand ils sont tous morts? Quand la planète bleu est devenu un immense cimetière?  Tu essaies de ne pas trop y penser.

Sans trop t’en rendre ni savoir réellement quand, tu finis tout doucement par t’endormir dans un sommeil lourd et sans rêve.  C’est bien le repos dont tu as besoin.