Juste un morceau de papier

Il s'est fait sérieusement engueuler et en toute honnêteté, Cieran sait qu'il a vraiment déconné. Il ne sait même pas ce qu'il lui a pris, tout est un peu flou dans sa tête jusqu'au moment où Tina est tombée, ensanglantée. Il a arrêté son geste, sûrement, parce que cela aurait été pire sinon, mais il n'en garde aucun souvenir précis. Ce qui ne l'empêche pas de se sentir hyper coupable, même si la jeune femme lui a assuré que ce n'était qu'un accident et qu'elle lui pardonnait volontiers.

Il n'est pas un danger pour les autres, c'est ce qu'il a essayé d'expliquer. Il ne recommencera plus. Il n'est pas paranoïaque, seulement fatigué, stressé et sur les nerfs. Comme les trois-quart des passagers, certes, mais il va travailler là-dessus. Promis. Il aurait fait toutes les promesses du monde en même temps, l'irlandais, si cela pouvait empêcher de se retrouver enfermé il ne sait où. Car c'est une partie du problème, et le garder cloîtré quelque part ne le résoudra pas. Le ciel lui manque, piloter lui manque, la maison lui manque. Et il n'ose pas se l'avouer, mais il est terrifié. Il n'est pas un vrai soldat, Cieran, il est pilote. Militaire, certes, mais surtout pilote : il n'a jamais affronté un ennemi les armes à la main, il n'a jamais tué personne, même en combat aérien. Et quels combats ? Des escarmouches, rien de plus : il est irlandais, scrios Dé ! L’Irlande n'a pas d'ennemis et sur les rares champs de bataille qu'il a couvert, il a plutôt servi d'appui aérien qu'autre chose. Alors non, il n'est pas convaincu d'avoir les épaules pour vivre avec un ennemi invisible qui peut se trouver n'importe où, n'importe quand.

Mais il n'a pas le choix, n'est-ce pas ? L'alien est là, il l'a vu de ses yeux, et il a voulu faire quelque chose. Agir. Réagir. Ne pas se laisse dominer par sa terreur. Ce n'était clairement pas la solution à choisir, il le sait, il l'a réalisé. Il sera sage, désormais. Cela ne suffit pas pourtant, ses promesses. On l'a envoyé au Docteur Zhao, en l'absence de psy à bord, pour évaluer s'il n'est pas un danger, et s'il est capable de continuer ses missions, sans doute. Il s'est plié sans rechigner à l'évaluation Cieran, sachant bien qu'il n'a pas vraiment le choix. Peut-être que cela lui fera du bien, qui sait ? Voire un psy après la mort de son meilleur ami n'avait pas fait grand chose mais il n'était pas réellement réceptif à l'époque, désireux de reprendre au plus vite le boulot pour s'y jeter à corps perdu, pris entre la tourmente de son divorce, de la mort d'Aidan et de sa famille qui se disloquait par sa faute. Là... il espère que cela pourra calmer un peu ses angoisses, et l'autoriser à reprendre le cours de ses missions. Pas effacer la honte ou la culpabilité, ça non, mais l'aider, peut-être. Un peu.

Il prend une grande inspiration avant de signaler son arrivée au docteur Zhao. Ruiling, il ne la connaît pas beaucoup, mais il espère sincèrement qu'elle sera compréhensive. Un sourire tout ce qu'il y a de plus faux sur les lèvres, l'irlandais passe la main dans ses cheveux avant d'adopter une position bien plus protocolaire. Il est nerveux, et adopter une position qu'il connaît l'aidera peut-être à paraître moins nerveux. Évidemment, son comlink risque de trahir son niveau de stress, mais il espère que sa bonne tête jouera pour lui. Ca a souvent été le cas, par le passé.

Tout a commencé par une arcade sourcilière fendue et deux points de suture.  Quand on t'a emmenée Leontina dans ton bureau, complètement sonnée par la rencontre entre son front et un club de golf — oui, oui, docteur Zhao, un club de golf bien efficace même! — on ne peut pas dire que tu as manqué d'être étonnée.  Des accidents sont vites arrivés, certes, mais tout de même pas exactement dans ce genre!  C'est d'un air préoccupé que tu as fermé la plaie, avec beaucoup de soin parce que ça aurait été fort dommage d'enlaidir un si charmant visage et heureusement que c'est bien au milieu du sourcil, ça cachera la cicatrice que ça laissera bien malheureusement.  Tu ne fais pas des miracles non plus.  Avec ça, une petite commotion cérébrale et une période d'observation.  Au final, il y a eu plus de peur que de mal.  Néanmoins, il reste une chose à faire, d'assez haute importance : rencontrer le responsable de l'incident et s'assurer que tout va bien.  C'est dans de pareils moments que tu regrettes plus que jamais l'absence d'un psychologue réveillé : c'est qu'avec la paranoïa causée par la présence de l'alien vous en auriez bien besoin.

Et toi aussi.

Dans tes temps libres, tu lis toute la documentation que tu peux trouver sur la psychologie, en passant par les cours de psychologie 101 pour débutants amateurs.  L'esprit humain ne t'a jamais particulièrement attiré, d'autant qu'en fait, chez toi, ce n'est pas exactement très bien vu d'aller consulter.  En tout cas, quand tu es partie, c'était le cas.  À la fin du monde… tu ne sais pas.  Tu t'es toujours dit en vérité qu'il suffisait d'avoir un corps sain pour avoir un esprit jusqu'à ton départ pour les États-Unis.  C'est là que tu as pu entrevoir un peu plus le pouvoir de la psychologie humaine.  Un domaine très certainement mystérieux et probablement intéressant à étudier, mais c'était la pratique toi qui t'intéressait alors, de soigner avec tes mains les gens.  Guérir la surface et pas l'intérieur, parce qu'il est si difficile de percer la carapace d'un Chinois.

C'est penchée sur une étude sur la façon dont le stress peut inciter à la violence que tu attends le pilote O'Reilly dans ton bureau.  Peut-être trouveras-tu des réponses pour mieux évaluer l'état de ton patient. Tu essaies de te préparer à toute éventualité.  C'est que tu prends ton rôle très au sérieux.  Tu approches de la conclusion quand tu entends cogner à ta porte.  Ce doit être lui.  Tu lèves les yeux et réponds à son sourire par un sourire toi aussi. Tu n'es pas là pour poser un jugement, mais pour l'aider.  Tu espères qu'il se rendra compte rapidement que tu n'es pas son ennemie, mais bien son allier.

« Monsieur O'Reilly, je vous attendais.  Asseyez-vous, je vous en prie, » fais-tu en désignant la chaise devant toi.  Vous n'aurez pas besoin de celle d'examination.  Il faut que tu réussisses à le mettre en confiance.  C'est que tu as vu dans tes cours d'introduction à la psychologie, il y a longtemps, puis c'est ce que tu as lu tout récemment, encore.  La technique semble universellement approuvée.  Pour cette partie, on dirait presque de la médecine chinoise.

« C'est un fâcheux incident qu'est arrivé jeudi dernier, mais heureusement Madame Tavares s'en sort sans grave blessure, d'ici lundi nous pourrons lui enlever ses points de suture et ce sera comme si rien n'était arrivé.  Vous pouvez être rassuré de son état.  Ne soyez pas nerveux, je ne suis pas là pour vous blâmer, mais bien pour vous aider. »

Pas de crayon, pas de papier.  Tu adoptes une posture bien ouverte.  Tu aimerais qu'il amorce la discussion de lui-même, qu'il aborde ses appréhensions de son plein gré.

Elle l'accueille aimablement, l'invitant à s'asseoir, ce qu'il fait sans se faire prier. Ses yeux inquiets fixés sur la jeune femme, Cieran s'efforce de calmer son cœur battant. Sa main s'accroche sans qu'il s'en aperçoive au crucifix de son grand-père, qu'il porte sous ses vêtements, alors que la médecin lui sourit aimablement et cherche, visiblement, à le mettre à l'aise. Un petit discours qui se veut rassurant, une position ouverte et avenante, le docteur Zhao ne semble guère menaçante. Il s'est déjà fait sérieusement engueuler - avec raison - mais cela ne semble pas être ce qui l'attend dans les minutes qui suivront. Poussant un soupir, le pilote détourne quelques secondes les yeux avant de les reposer sur son interlocutrice.

"Ecoutez, docteur Zhao, ce n'est pas ma première évaluation psy." Il doute que la jeune femme en face de lui puisse en dire autant, en vérité. Qu'elle cherche dans son dossier, il n'en a rien à faire. "Je n'ai aucune raison de vous mentir ou quoi que ce soit, je sais que j'ai merdé, et je sais aussi que c'est votre rôle de déterminer si je vais recommencer." Il pose ses mains sur ses genoux l'irlandais, forçant ses muscles tendus à se relaxer, avec un succès relatif. Il préfère être honnête avec la jeune femme, plutôt que de lui faire perdre son temps. "Je suis désolé de ce qui est arrivé. Vraiment, réellement, sincèrement désolé. Si je pouvais revenir en arrière..." Il le ferait, il donnerait même n'importe quoi pour le faire. Mais ce n'est pas possible, et Cieran sait bien qu'il n'a d'autre choix que de continuer à aller de l'avant, malgré la culpabilité. La louche de Tina a laissé un gros bleu sur sa joue, mais la peau entaillée est déjà presque refermée. Plus de séquelles physiques, mais pour les séquelles psychologiques, c'est certainement autre chose.

Il pousse un nouveau soupir, le pilote, avant de se triturer les mains. "J'ai vu Tina, elle m'a assurée elle-même qu'elle allait bien." Souffle-t-il, même si son ton sceptique laisse bien entendre qu'il n'en a pas cru un mot. Ses yeux tourmentés se fixent dans ceux de la jeune femme en face de lui, et Cieran avoue sans détour. "Je ne recommencerais pas. J'ai agi de façon stupide et inconsidérée, j'ai mis mes coéquipiers en danger, mais j'ai compris la leçon. Je vous promets, ça n'arrivera plus." Il est sincère, Cieran, et il a besoin qu'elle le sache. Ses paroles se font presque suppliantes, sur les derniers mots, mais cela ne lui importe que peu. Elle est une alliée, a-t-elle dit, alors elle doit comprendre qu'il est désolé, et qu'il ne recommencera pas. Il espère un peu échapper à l'interrogatoire sur ses raisons, ou sur les conséquences de l'incident, comme elle le qualifie si joliment, mais il sait bien que cela n'a pas de grandes chances d'arriver. Il veut croire, pourtant, qu'elle ne désire que l'aider. Réellement. Il veut lui faire confiance, et qu'elle comprenne qu'il n'est pas fou. Un peu perdu, peut-être, fatigué, aussi. Stressé. Mais son dérapage est exceptionnel, et il le restera. Il faut qu'elle comprenne.

Mince.  Il semble bien que tu as été percée à jour.  Néanmoins, ton manque d’expérience pratique en psychologie n’empêche pas que tu es une des personnes ressources les mieux placées sur ce vaisseau pour faire une évaluation.  En attendant que quelqu’un de plus compétent ne se réveille et ne prenne la relève.  Tu n’aimes pas particulièrement faire comme si tu es qualifiée dans un domaine alors que tu n’as une connaissance que tu ne considères que très superficielle.  Pourtant, il faut bien quelqu’un ne s’occupe de la situation.  C’est déjà assez qu’un alien ne court en liberté dans vos quartiers sécurisés sans que vous ne puissiez savoir où il se trouve, mais si tous les passagers se mettent à se taper dessus, ce n’est pas gagné pour la suite.  Vous devez être une équipe, tous prêts à vous protéger les uns et les autres.  Tu ne crois pas que le pilote O’Reilly a agit dans l’objectif de mal faire, ni même qu’il était dans son état normal quand l’événement est arrivé.  Comme tous les autres, forcément, il se montre angoissé par la situation, ce qui semble plutôt attendu.  Alors oui, tu veux t’assurer qu’il est suffisamment mentalement équilibré pour ne pas recommencer, mais aussi lui donner l’aide nécessaire pour réduire son stress.  Quoi que… y a-t-il réellement un remède contre une forme de vie étrangère non-identifiée, clairement hostile et liberté, cachée quelque part sur la plateforme?  Tu en doutes fortement, mais tu dois au moins essayer.

« Je n’ai aucune raison de ne pas vouloir vous croire Monsieur O’Reilly, lorsque vous affirmez avoir compris et que cela ne se reproduira pas, vous avez toute ma confiance personnelle, » réponds-tu à son plaidoyer.  Visiblement il sait pourquoi il est là, il regrette ce qui s’est passé, mais ce n’est pas assez.  Pour la sécurité de tous, il faut des garantis qu’il ne recommencera pas.  Le mettre sur l’eau chaude ne te fait pas plaisir, mais tu as des responsabilités : envers la gouverneure Wang, envers tous les passagers éveillés, mais ceux aussi qui vont bientôt sortir de leur cryosommeil, complètement inconscients du danger qui les attends.  Il faut s’assurer que tous ceux déjà bien établis sur Voyager soient en mesure de venir en aide à tous les autres qui découvriront un environnement bien différent de celui qu’on leur avait promis.

« Mon travail ne consiste pas à vous étiqueter dangereux ou inoffensif.  Vous comme moi savons tous deux les enjeux de notre survie et si vous avez été retenu pour participer au projet, c’est que vous avez l’esprit assez solide. »

Essayer de le mettre en confiance, de lui montrer que tu ne doutes pas de lui.  D’ailleurs, pour être complètement honnête, tu ne crains pas vraiment une nouvelle crise de paranoïa, du moins pas tout de suite.  Tu as déjà des soupçons sur ce qui a pu pousser le pilote à agir de la sorte.  C’était un accident.  Cependant, tout accident a une raison et tu crois sincèrement que trouver ce qui ce cache derrière un agissement aussi dénué de raison dans un homme qui semble aussi sensé que Cieran O’Reilly pourrait lui apporter un peu plus de confort et lui rendre la situation à bord moins… ne disons pas désagréable puisque lorsqu’on oublie la présence d’un alien en zone sécurisée, la vie poursuit le même cours qu’avant la présence de votre invité indésirable, mais disons donc plus agréable.

« Il ne s’agit pas seulement de ne pas compromettre la sécurité de vos collègues, mais aussi de la vôtre et de votre confort.  Pour que vous vous promeniez dans les couloirs armés d’un club de golf, quelque chose doit vous tracasser. »

Tu lui annonceras plus tard tout de même que tu lui prescris une interdiction de jouer au golf. Juste au cas où.  Tu lui proposeras d’aller chercher la détente dans un autre sport, pourquoi pas le yoga?  Il est reconnu que les tapis de yoga sont parfaitement inoffensifs.

Le pilote hoche la tête devant la déclaration de confiance de Ruiling, sans répondre. Il veut bien croire qu'elle a confiance en lui, mais le rajout du mot "personnelle" lui donne l'impression d'avoir un nœud dans l'estomac. Il a pu réfléchir depuis sa discussion avec le directeur de la sécurité, il a pu rationaliser, se calmer, mais rien n'a pu enlever cette angoisse. Il sait qu'une bonne partie de son avenir ces prochains jours est soumis au verdict de la jeune femme, et il culpabilise d'autant plus de s'inquiéter pour lui-même alors qu'il est coupable d'avoir agressé Leontina.

A nouveau, la jeune femme reprend la parole, et encore une fois, Cieran ne répond pas. Il n'a pas réellement confiance en sa gorge serrée et à son inquiétude pour que sa voix soit tout à fait posée, aussi se contente -t-il de hocher la tête. Il le sait bien, oui, au fond. Il devrait s'en persuader : ça n'a été qu'une erreur, un manquement passager dû au manque de sommeil, à l'inquiétude et au stress. Le problème, c'est bien qu'il doute, désormais. Lui qui se questionnait déjà sur sa place, l'incident ne fait rien pour atténuer ses angoisses. Il voudrait en rire, Cieran, plaisanter sur la forme de vie ennemie qui hante leur couloir en disant qu'elle ne l'inquiète pas plus que ça, mais il sait que ce serait mentir. Il a dit qu'il serait le plus honnête possible, et il compte bien tenir sa parole. Qu'attend-t-elle de lui, comme réponse ? Il baisse la tête le pilote, se mordant la lèvre avant de soupirer. "J'imagine que vous avez lu mes précédents rapports de mission ?" Ce sera plus simple si elle sait de quoi il parle, en vérité. "Quand j'ai vu cette ombre, dans le couloir, j'ai pensé que je devais intervenir. Protéger les habitants de l'Arche." Il hésite un peu avant d'expliquer. "Je suis resté bloqué, quand j'ai vu... l'alien... pour la première fois. J'ai voulu me prouver que... que je pouvais agir. Que je n'avais pas peur." Sa voix s'est faite murmure sur les derniers mots, et ses doigts jouent machinalement avec le crucifix de son grand père qu'il porte autour du cou. "Je n'ai pas mesuré les conséquences, j'ai seulement pensé que je pouvais me rendre utile." C'est bien le plus honnête qu'il puisse être Cieran, et cela le terrifie un peu. Est-ce sincèrement une bonne idée d'avouer qu'il a eu peur ?

"Je n'ai même pas vu Tina. J'ai... j'ai interrompu mon geste, mais c'était déjà trop tard. Je ne savais pas qu'elle était là." Reprend-t-il en levant les yeux pour les fixer dans ceux de la docteur. Elle doit le croire, il le faut. "J'ai commis des erreurs, je le sais, et j'en suis désolé. Vous dites que vous n'êtes pas là pour distribuer les mauvais points mais c'est inutile, je le fais très bien tout seul." Il secoue la tête en soupirant, le pilote. "Ma réaction a été disproportionnée, je le sais."

Il a réalisé beaucoup de choses, trop tard malheureusement. Il l'espère sincèrement, Ruiling saura le voir et le laisser reprendre sa vie à bord de l'Arche, de façon la plus normale possible. Il l'espère, mais il n'y croit pas vraiment. On ne va pas le laisser s'en tirer aussi facilement, et il l'accepte : il aurait pu réellement blesser Tina, et les implications le maintiennent éveillé depuis l'accident. "Je... Je ne dormais pas très bien, vous savez, avant... avant tout ça." Avoue-t-il, repentant. Ses cernes parlent pour elle-même : cela ne s'est pas franchement arrangé depuis l'incident. "Mais promis, je vais faire une croix sur le golf. Et sur le base-ball." Tente-t-il maladroitement de plaisanter. S'il plaisante, c'est qu'il va mieux, non ?

Il faut admettre que ça te fait un peu de peine de voir un jeune homme en bonne santé dans une pareille situation, d’autant que tu as bien conscience de ne pas pouvoir faire grand chose pour lui.  Après tout, la psychologie, ce n’est pas ton domaine et en vérité, c’est plutôt normal que tout le monde ne soit un peu à fleur de peau avec tout ce qui se passe sur cette plateforme.  On vous avait présenté le projet comme une aventure sécuritaire qui se terminerait après quelques décennies, or vous vous retrouvez coincés dans l’espace, sans espoir de retour vers ce qui était autrefois votre maison.  Vous avez déjà subi des pertes, lourdes, désagréables et traumatisantes.  Toi-même tu ne peux pas oublier l’état du cadavre de Seth.  La mort ne t’était pas inconnue, mais… c’est la première fois qu’elle te frappe de cette façon.  En vérité, tu te sens très mal placée pour poser des jugements sur les écarts de comportement de n’importe quel passager.  Ça aurait pu être toi à la place du pilote.  Ça aurait pu être n’importe qui.  Sauf que, pour la sécurité de la passerelle, c’est de ton devoir que de t’assurer que la santé de tous soit optimale et ça comprend ce qui se passe dans leur tête.  Combien il serait pratique d’avoir un psychologue éveillé!  Tu pourrais lui laisser exercer sa profession, lui qui saurait mieux quoi dire et que faire que toi.  Tu retiens un soupir : il n’est pas question d’accabler Cieran de tes propres inquiétudes, le rendez-vous doit se concentrer sur lui pour trouver une solution qui rassurera tout le monde sur sa santé d’esprit, mais qui ne le fera pas se sentir attaqué ou ciblé.  Il faut trouver le juste milieu.

« Naturellement, » réponds-tu simplement à sa question.  Avant de rencontrer n’importe lequel des passagers de l’Arche, tu t’assures de bien connaître son dossier.  Si vous étiez suffisamment de personnel réveillé, ce serait d’ailleurs bien plus pratique puisque vous pourriez vous répartir les passagers, connaître réellement leur dossier, pas simplement à travers une lecture quelques heures avant le rendez-vous.  Enfin, ce ne sont pas ces quelques bouts de données informatiques qui serviront réellement à aider le pilote.  Non, tu crois plutôt que le contact humain te donnera plus de réponses, lui donnera plus de réponses.  Et comme de fait.  Avec un peu de patience, voilà que tu obtiens d’intéressantes réponses.  Tu as lu quelque part dans une étude que certains hommes éprouvent le besoin constant de se montrer à la hauteur ce qui peut les pousser à agir parfois aveuglément.  C’est peut-être ce qui s’est passé, mais il est encore trop tôt pour poser des conclusions.  Et puis, ce n’est pas vraiment là le but de ton travail.

Tu ne peux t’empêcher de laisser échapper un petit rire cristallin comme le bruit d’un cours — ton nom t’était vraiment destiné — en réponse à sa petite blague.  C’est presque comme s’il a lu dans tes pensées.  « En effet, il vaudrait peut-être mieux.  Des sports comme le yoga ou le taichi vous conviendraient peut-être plus, à moins que vous ne sachiez comment vous servir d’un tapis comme d’une arme, » poursuis-tu la plaisanterie.  Ça se passe mieux que tu ne le pensais et te voilà tout de même plutôt soulagée.  S’il arrive à plaisanter, c’est que tu ne l’intimides pas trop et donc qu’il te fait un peu plus confiance.

« Vous avez l’air en effet plutôt fatigué.  Peut-être pourrais-je vous aider à dormir un peu mieux.  Un bon sommeil vous ferait sûrement beaucoup de bien.  J’espère que les remords ne vous empêchent pas de dormir.  Vous savez, ça aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre nous.  La situation est angoissante pour tous.  Vous ne serez probablement pas le dernier à qui ça arrivera, » tentes-tu de le rassurer.  Offrir des moyens pour lutter contre l’insomnie, c’est beaucoup plus dans tes corde que de diagnostiquer des problèmes d’équilibre mental.  Pour donner bonne mesure, peut-être pourrais-tu lui prescrire en plus de narcotiques des anti-dépresseurs?  Tu le lui proposeras un peu plus tard.

La docteur Zhao rit de sa plaisanterie, un rire léger et cristallin qui la rend tout de suite beaucoup moins intimidante. "Ca aurait le mérite de la surprise." Concède l'irlandais avec un sourire, avant de hausser les épaules. "Je n'ai jamais pratiqué le yoga, et encore moins le taichi." Il a gardé ses nièces, parfois, pour que sa soeur puisse se rendre à son cour de yoga prénatal, mais cela ne compte probablement pas. "Mais il y a une première fois à tout, j'imagine." Peut-être qu'il pourra demander un cours particulier à leur coach sportif. Voire même à la docteur, qui sait ! La jeune femme reprend la parole et il la regarde, un peu perplexe, quand elle lui dit que ça aurait pu arriver à tout le monde. Il n'en est pas persuadé, lui, mais il veut bien faire semblant d'y croire. Elle lui parle de ses regrets qui pourraient l'empêcher de dormir, et le pilote se demande si c'est une bonne idée de se confier sur sa culpabilité. Peut-être pas : quoi qu'il en soit, elle ne pourra rien faire pour l'apaiser. C'est entre lui et Tina et puisque la barmaid lui a déjà pardonné, c'est entre lui et Dieu. Lui et son esprit, aussi, un peu. Beaucoup. On lui a appris, tout petit, que Dieu pardonnait tant que celui qui demande le pardon se montre réellement repentant. Il regrette, énormément, Cieran. Mais est-ce suffisant ? Il se demande, parfois, s'il regrette ce qu'il a fait à Tina ou si une partie de ses regrets n'est pas dû au sort qui l'attend maintenant. Est-il sincère, ou tout simplement égoïste ?

C'est stupide, il le sait, et il n'est pas sûr de savoir expliquer au docteur Zhao à quel point ces questions hantent ses nuits - et ses journées - depuis l'accident. "Merci." finit-il par souffler, sans préciser exactement pourquoi il la remercie. Son offre ? Ses mots, son étrange réassurance que cela aurait pu arriver à tout le monde ? "Si vous avez quelque chose de plus fort qu'une tisane, je suis preneur." Avoue l'irlandais. Il est d'accord avec le docteur, en vérité : dormir un peu lui fera sans doute du bien. "J'aurais dû venir avant, je le sais. Encore une erreur qui ne se reproduira plus." Il n'y a pas un brin d'ironie, dans ses paroles, plutôt une auto-critique. Il tapote du bout des doigts le crucifix de son grand-père, caché sous ses vêtements, avant de forcer un sourire sur ses lèvres. "Puisque vous avez lu mon dossier, vous savez que j'ai eu une période pas... forcément très équilibrée." C'est un euphémisme, entre la mort de son meilleur ami et beau-frère, et son divorce, mais qu'importe.

Il lui offre sa sincérité, Cieran, bien conscient pourtant qu'il s'agit en fait d'une manipulation déguisée : ce qu'il lui offre, en vérité, ce ne sont que des informations qu'elle a déjà, dans le but de prouver sa bonne foi. "Pour m'en sortir, je me suis jeté dans le boulot. Ce n'est peut-être pas très sain, mais ça m'a aidé. J'en ai besoin." Insiste-t-il en se penchant vers Ruiling. "Je vous en prie, laissez-moi reprendre mon poste." Il ne ment pas : c'est nécessaire. Réellement. "Je me plierai à toutes les évaluations, tous les rendez-vous qu'il faut, je veux juste être utile." Parce que s'il reste livré à lui-même et à ses propres pensées, sans rien faire, il va devenir cinglé. Réellement. "Et je ne le suis pas si on me garde confiné dans mes quartiers." Il a déjà réécrit son discours - trois fois - révisé les plans du simulateur, retravaillé les plans du deuxième. Il a besoin de bouger, Cieran, de se vider la tête et pour ça, rien en vaut le boulot manuel.

Les années passées dans un cabinet de médecin t’ont appris que parfois, sans comprendre réellement pourquoi les gens vous remercient, il suffit d’accepter la reconnaissance comme elle se présente. Ailleurs dans le monde, peut-être les médecins se dépêchent-ils de faire défiler les patients, en voir le plus possible dans une journée sans rallonger son quart de travail trop longtemps. Toi, dans le département de médecine chinoise, tu n’as jamais fait défiler les patients. Enfin, jusqu’à aujourd’hui. Les conditions actuelles du Voyager te font enfin comprendre pourquoi parfois, il faut traiter en surface, se donner un moment de répit avant de retourner au front. L’infirmerie est si vide, si peu peuplée et vous êtes en sous-effectif. En vérité, une visite comme de Cieran est de trop. C’est injuste certes, parce qu’il a tout autant besoin de vous que n’importe quel autre passager, mais vous n’avez pas le temps. C’est un cas qui en demande, du temps. De la compassion, de la considération et aussi le désir de venir en aide. Tendre la main à un étranger ne t’a jamais effrayé, venir au secours des autres est devenu une habitude, plus qu’une vocation. Si on ne t’y avait pas forcée, tu ne serais sûrement pas devenue médecin.  Dans ton cabinet, lorsque tu enfiles ton sarrau bland, tu endosses un rôle que tu ne quittes que lorsque tu raccroches l’habit de ta profession sur ton crochet. Alors, même si tu es toi-même passablement stressée, fatiguée, tu tiens bon. Et tu essaies de combler pour ceux qui ne sont pas encore réveillés. Mais pour combien de temps encore pourras-tu soutenir ce rythme effréné?  Ce n’est pas au pilote de le réaliser et tu te concentres sur cette consultation.  Avec un peu de bonne volonté, quelques touches de compassion, tu pourras réussir à la terminer sans te presser. Du moins, sans qu’il ne sente qu’il occupe trop de ton temps. Et tu fais bien quand tu vois combien il a besoin. Peut-être pas de se confier et de tout raconter sur ses peurs, mais au moins de savoir que quelqu’un est prêt à l’aider.  Et c’est ce que tu feras au mieux de tes compétences.

Prescrire un somnifère, ça en fait justement partie.

Distraitement, toujours en lui prêtant attention, tes mains récupèrent le papier des prescriptions sur lequel tu notes la dose et le médicament. Un instant passe, puis tu ajoutes de l’ativan. On ne sait jamais, si la panique remontait en lui, ça pourrait peut-être l’aider. Et tu es bien d’accord, l’enfermer dans une pièce fermée, ça ne serait pas sain et certainement pas le meilleur moyen de contrôler ses frayeurs.

« Monsieur O’Reilly, il n’est pas question de vous confiner à vos quartiers, l’idée ne m’a jamais même traversé l’esprit. Vous pouvez vous rassurer à ce propos, je ne crois pas qu’il soit judicieux d’isoler qui que ce soit en ce moment, » déclares-tu en lui tendant le papier qui lui donnera les accès à la pharmacie.  Du moins, qui permettra qu’on lui donne les bonnes prescriptions, pour peu que la personne en charge puisse lire ta calligraphie désastreuse.  Pourtant, quand tu étais plus jeune, tu avais une écriture soignée et on te demandait toujours d’aller au tableau pour les démonstrations. Ça doit être mort avec tous tes espoirs de carrière artistique quand tu as été opérée à la gorge.  Ou une tactique pour éviter que n’importe qui n’ait accès à des informations sur les prescriptions.  Sans que tu ne t’en rende compte, un jour tes caractères sont devenus brouillons et informes.

« Je vous ai prescrit un léger somnifère, prenez-le lorsque vous n’arrivez pas à dormir, mais essayez d’espacer les doses. Cela devrait vous aider à trouver le sommeil.  Si jamais la prescription ne convient pas, n’hésitez pas à revenir me voir, nous ajusterons.  La porte de l’infirmerie vous est toujours ouverte. »

Penchée sur ton Pad, tu finis d’y inscrire en copie les doses de ta prescription, pour que cela figure à son dossier médical, si jamais il devait revenir en ton absence et faire affaire avec un de tes collègues.

« Vous recevrez également un autre type de comprimés. Il s’agit de psychotrope à n’utiliser que lorsque vous vous sentez anxieux.  Les effets sont assez instantanés et vous aideront à contrôler votre anxiété si vous en ressentez le besoin.  Je vous crois assez stable, il ne s’agissait que d’un malencontreux accident, ce que je mentionnerai dans mon rapport.  Il ne sera pas nécessaire de multiplier les consultations, je vous demande simplement de ne pas hésiter à venir nous solliciter en tout temps si quelque chose vous tracasse. J’espère que cela vous soulage d’un poids. »

Un regard à ta montre. Il reste du temps, tu peux en offrir encore un peu au pilote, sauf s’il ne désire partir maintenant : tu ne le retiendras pas, chercher à retenir ceux qui veulent partir, ce n’est jamais une bonne idée.

« Si cela vous intéresse, je peux aussi vous montrer quelques points de pression pour la détente et le repos. Avec les tisanes, les effets sont plutôt probants. »

Pour ta part, c’est ce que tu préfères pour t’endormir. Un peu d’huiles essentielles et un petit massage sur les quatre points d’acuponcture qui favorisent le sommeil.  Une recette miracle.

La médecin lira, sans nul doute, le soulagement qu'il éprouve à sa façon de se détendre, à la tension qui l'habitait jusque là et semble relâcher son emprise à ses mots. La punition qui pèse sur sa tête, telle une épée de Damoclès bien trop menaçante, semble s'éloigner petit à petit. C'est normal qu'il soit puni pour ce qu'il a fait, Cieran n'en éprouve pas le moindre doute, et il est tout prêt à expier sa faute tant qu'on ne l'oblige pas à le faire loin, et seul. Les quelques jours passés sous la houlette du directeur de la Sécurité ont été éprouvants pour le pilote, et l'idée que le docteur Zhao ne songe pas utile de prolonger son isolement a des airs de libération. La reconnaissance danse un instant dans les yeux du pilote qui dévisagent la jeune femme avant de se baisser sur l'ordonnance qu'elle lui glisse.

Il n'a pas fait d'études en déchiffrement Cieran, et il serait bien incapable de lire ce qu'elle a écrit, mais les indications que lui donnent la jeune femme sont suffisantes pour qu'il sache ce qu'elle demande. Un somnifère. Il le prendra, il le sait, même si ce n'est que pour quelques jours. Il a réellement besoin de dormir, et peut-être qu'ensuite, il verra tout ça d'un autre œil. Sûrement, même. Il a besoin d'arrêter de penser, de voir le choc dans les yeux de Tina, au moins pour quelques heures. Le docteur Zhao continue et l'irlandais lève un regard perplexe sur elle. Il connaît, il en a déjà pris après l'accident et la mort de son meilleur ami, mais l'état dans lequel il se trouvait après ne lui dit rien qui vaille. Il peut faire sans, sans doute : du moment qu'il a suffisamment l'esprit occupé et qu'il dort la nuit, peut-être... peut-être qu'il verra bien moins leur passager clandestin. Mais quand la jeune femme femme continue son discours, Cieran ne peut s'empêcher de froncer les sourcils, un peu perdu.

D'accord, elle n'est pas psy, il l'a bien compris. Elle est probablement occupée, sûrement même, et peut-être même ne désire-t-elle pas s'encombrer d'un pilote dont elle ne sait que faire. Mais... c'est aussi facile que ça ? Un banal accident, quelques médicaments, affaire classée, merci bonsoir ? Il est sceptique, le pilote, sur le traitement qui lui est réservé. Les dernières paroles de la médecin le prennent au dépourvu et il hoche la tête, complètement honnête. "Je vous avoue que je pensais... je... merci. Pour votre confiance." Il n'est pas sûr que "confiance" soit le mot exact en réalité, mais il fera bien l'affaire. Il n'ose pas lui dire qu'il s'était préparé à défendre son point de vue, à la convaincre de sa non-dangerosité, mais clairement pas qu'elle lui donne une tape sur la main avant de le renvoyer tranquillement à son poste ! Pas après le discours du directeur Jaafar, en tout cas. "Juste comme ça, alors ?" Ne peut-il s'empêcher d'insister. "Il n'y aura pas de récidive, je vous en fais la promesse, mais je pensais que vous seriez plus dure à convaincre." Avoue-t-il, sans vraiment savoir si la vérité ne risque pas de se retourner contre lui. Comment promettre quelque chose dont, au fond de lui, il ne peut s'empêcher de douter ? "Je reviendrai si quelque chose ne va pas, oui." Assure-t-il et cette fois, c'est un réel mensonge. Il ne reviendra pas, s'il peut l'éviter. "Mais je veux bien que vous me montriez, pour les points de pression." Hasarde-t-il, avant de lui offrir un sourire un peu plus franc. "Connaître une prise vulcaine pourrait être utile." Il ignore si elle saisira la référence : lui-même n'est pas forcément un Trekkie, mais la perche était trop grosse pour ne pas être saisie.

Est-ce que tu ne serais en effet pas trop facile avec lui?  Il a tout de même donner un coup de club de golf sur la tête de Leontina.  Il pourrait être un danger pour le reste des autres passagers. En vérité, tu ne sais plus. Tu l’as évalué comme tu peux, « La psychologie pour les nuls » t’a donné quelques trucs, mais les études sur les chocs post-traumatiques suite à l’invasion d’alien potentiellement meurtrier à bord d’une navette spatiale sont plus limitées.  Les sources les plus fiables disponibles sont répertoriés dans la catégorie science-fiction de la bibliothèque de ton pad.  Ça ne t’aide pas beaucoup.  Tu retiens un soupir.  Peut-être que tu es un peu découragée et à bout de souffle.  Vos effectifs sont trop peu nombreux.  Combien d’erreurs avez-vous commises à l’infirmerie depuis ton réveil? Probablement trop, mais comment faire mieux dans une pareille situation.  Cette fois encore, rien ne te garantie que tu ne sois en train de faire la bonne chose, c’est peut-être même la pire chose, mais sans essayer, vous ne saurez pas.  Cierran a-t-il l’air stable? Oui, à peu près. Autant que n’importe qui d’autre à bord de cette station spatiale désormais devenue presque un cauchemar.  Il a l’air en tout cas soulagé et plus détendu.  Oui, tu fais le bon choix.  Celui de lui laisser une chance, celui de créer un lien de confiance avec le personnel médical pour qu’il n’hésite plus jamais à venir vous trouver s’il ne va pas bien.  Il saura qu’ici, personne ne le jugera, qu’une oreille attentive l’écoutera et qu’on cherchera la meilleure solution pour résoudre le problème.

Puis, si avec aussi peu tu peux te mériter un sourire comme celui-là.  Les étrangers n’ont pas particulièrement des traits qui te plaisent, non ce n’est vraiment pas ta tasse de thé, mais ils ont quelque chose que les hommes de l’est n’ont pas.  Il paraît beaucoup mieux qu’à son arriver, c’est presque pour dire, il a rajeuni de dix maintenant que ses épaules sont moins lourdes.  Ce qui est une bonne chose.  Les laowai ont toujours l’air si vieux.

« Une prise quoi? » demandes-tu un peu perplexe.

Tu n’as jamais entendu ce mot et en ignores complètement la définition.  Ce n’est pas un terme médical qui était utilisé quand tu étais aux États-Unis, mais c’était il y a longtemps, les choses ont eu le temps de changer.  Ou peut-être est-ce une expression irlandaise?  Le drapeau sur son uniforme t’informe que c’est de là qu’il vient et tu as cru comprendre que l’anglais sonne différemment d’un endroit à l’autre.  En soit, rien de surprenant, rien que ton chinois est assez différent de celui parler à Beijing et c’est tout près.  Alors s’il faut aussi mettre la distance d’un océan entre deux endroits, forcément…  Le vocabulaire doit varier un peu.  Tu tentes de reprendre un air sérieux, bien que tu sois encore plutôt confuse.  On dirait plutôt le nom d’une prise d’art martial et tu ne t’y connais pas du tout, dès que tu as pu éviter les leçons de kung fu à l’opéra, tu l’as fait.

« Je suis navrée j’ignorais jusqu’à aujourd’hui cette discipline.  Je pensais plutôt à l’acupuncture.  Je n’ai pas les études nécessaires pour la pratiquer sur un patient, mais j’ai les formations sur les différents points d’acupuncture.  Peut-être un autre médecin saura vous aider pour les prises volcans, parmi ceux qui dorment encore? »

Tu inclines la tête et tente un sourire navré.  Il faudra que tu ailles étudier ce domaine pendant ton temps libre.  Peut-être que c’est une compétence qu’il te serait absolument nécessaire d’acquérir pour ta nouvelle vie dans l’espace.  Rapidement, tu tapotes sur ton pad pour ouvrir un schéma du corps et des différents points d’acupuncture.  Tu es très embarrassée de devoir admettre ton ignorance et tu as l’impression d’avoir complètement perdu la face, mais aussi toute crédibilité.  Surtout en sachant qu’il s’attendait à devoir se justifier plus qu’il ne l’a fait.

Quel embarras!

Dire qu'il est soulagé serait une minimisation extrême : il a l'impression, Cieran, que la jeune femme vient de lui ôter un lourd poids des épaules. Cela n'empêche pas la culpabilité qui le tenaille toujours, ni même ces doutes qui lui grignote lentement l'esprit, mais il se sent un peu ragaillardi de savoir qu'il ne va pas être un poids pour le reste de l'équipage, qu'il va pouvoir, à nouveau, se montrer utile. Elle ignore sans doute, la docteur du bord, à quel point le pilote lui en est reconnaissant. Il n'est pas idiot, il sait bien qu'elle n'a pas pris cette décision pour lui mais il n'empêche, c'était la meilleure qu'elle puisse prendre. Il en profite même pour blaguer un peu, l'irlandais, avant de lever un regard étonné sur la jeune femme qui, visiblement, n'a pas compris l'allusion. Elle est même très, très loin d'avoir saisi, comprend vite le pilote. "Vulcaine" Répète-t-il doucement, en détachant bien les syllabes, histoire qu'elle comprenne bien. Il sait que même s'ils parlent la même langue, les accents rendent parfois la compréhension difficile et il ne va pas se leurrer l'irlandais, son accent chantant déforme quelque peu l'anglais scolaire que les non-anglophones ont dû apprendre. Il fait des efforts, Cieran, pour ne pas utiliser d'expressions typique de chez lui mais là, ce n'est même pas le cas.

Cela ne semble rien éveiller chez la jeune femme et quand elle s'explique, Cieran la regarde d'un air perplexe : il a bien songé qu'elle ne saisirait pas la référence, mais pas qu'elle irait chercher si loin ! S'il allait mieux, et si le poids de ces derniers jours ne prenaient pas encore beaucoup de place dans son esprit, il aurait sûrement éclaté de rire de la voir si perturbé. En ce moment... il se contente d'un sourire un peu plus franc l'irlandais, amusé par les propos de la jeune femme, et lève une main apaisante. "Non, non, ne vous inquiétez pas doc'. C'était une blague." Explique-t-il, avant de soupirer. "Je suis désolé de vous avoir mise sur une mauvaise piste. C'est en référence à une série télévisée." Un film que tout le monde devait avoir vu au moins une fois dans sa vie, songeait-il, mais il se trompait visiblement. La culpabilité revient, stupidement, et Cieran la chasse avec agacement : il n'est pas au top, l'irlandais, pour être aussi perturbé par un détail. "Star Trek ? L'Enterprise ? Monsieur Spock ?" Demande-t-il, espérant éveiller un soupçon de reconnaissance. Après tout, il connaît bien de nom certains films qu'il n'a jamais vu en vrai, ne serait-ce que par les propos de ses amis ou une critique lu ici ou là. "Laissez tomber." Finit-il par souffler, avant de se secouer mentalement. "L'acupuncture ? Avec les aiguilles ?" Il préfère vérifier, quand même.

"Je pense que je vais m'en tenir au yoga." Avoue-t-il, croisant les bras avec un air qui se veut détaché. C'est un échec : non, il n'a pas peur des aiguilles mais sérieusement, s'en planter dans le corps pour aller mieux ? C'est sûrement un truc de fakir, et il n'est pas persuader d'avoir l'étoffe pour en être un. Il préfère les prises volcans, tiens !

Une blague?  Tu regardes le pilote, l’air perplexe et n’ayant toujours pas compris la référence.  Une série télévisée?  En même temps, c’est peut-être un peu normal. Ton enfance a plutôt été bercée par Princess pearl return et d’autres télé-séries du même genre, quand tu avais l’autorisation de t’asseoir devant la télévision, ce qui était il faut admettre plutôt rare. Au bout d’un moment, ces quelques mots semblent éveiller en toi un vague, mais bien vague souvenir, ça te semble familier, mais plus parce que tu en as entendu parlé que parce que tu l’as toi-même vu.  Tu te sens subitement atrocement gênée et embarrassée : démontrer d’aussi peu de culture générale, voilà de quoi te faire perdre la face.  Tu es toutefois très soulagée de le voir cesser de tenter de s’expliquer et mettre ainsi fin à ton embarras.

Finalement, il t’arrache tout de même un petit rire. Certes, il est vrai que l’acupuncture se pratique avec des aiguilles, mais pas toujours.  Connaître les différents points de pression du corps peut parfois s’avérer très efficace, mais aussi très utile.  Tu secoues la tête pour le détromper.

« Ne rejetez pas l’idée tout de suite monsieur O’Reilly.  Comme je l’ai mentionnée, je ne suis pas apte à pratique l’acupuncture sur des patients, je n’ai pas les formations nécessaires et il s’agit d’un apprentissage qui demande des années d’études.  Je ne prendrais jamais la chance d’utiliser les aiguilles sur un patient moi-même. »

Tu hausses les épaules et pousses ton pad vers lui pour lui montrer le schéma que tu as ouvert quelques instants plus tôt.  Du doigt, tu lui désignes cinq points : deux à la cheville, deux au poignet et un derrière la tête.

« Lorsqu’on met de la pression sur ces cinq points d’acupuncture, le corps produit moins d’hormones de stress et le corps se détend, lui offrant donc un état propice au repos.  Vous n’avez pas besoin des aiguilles et vous pouvez tout à fait utilisez ces points par vous-même.  Donnez-moi votre bras, je vais vous montrer. »

Tu tends la main et n’attends pas exactement qu’il s’exécute pour attraper son poignet : ses bras croisés te laissent savoir malgré lui qu’il est plutôt sceptique.  D’un geste précis et relativement habitué, tu calcules une distance d’environ trois doigts en-dessous de la ligne de plis du poignet et du pouce, tu appuies avec force, mais douceur aussi.  Ton doigt s’applique simplement à masser ce point.  Tu ne prolonges pas la démonstration plus longtemps qu’une quinzaine de secondes.

« Massez simplement ces points en effectuant des mouvements circulaires, pendant peut-être une ou deux minutes.  Si vous respirez correctement, vous ressentirez les bienfaits de ces petits massages.  Cela devrait vous aidez considérablement à vous détendre et à trouver le sommeil. »

Tu reposes son bras sur ton bureau et lui adresses à nouveau un sourire.  Tu essaies d’être encourageante un peu.

Elle n'est peut-être pas un psychologue très qualifiée mais une chose est sûre : le docteur Zhao semble savoir lire les gens et elle voit parfaitement bien à travers la réticence première de l'irlandais. Sa voix douce et ses manières paisibles incitent à la confiance et à nouveau, par quelques mots, elle entreprend de le rassurer sur le fait qu'elle ne tentera pas l'expérience sur lui. C'est plutôt un soulagement, surtout si elle n'est pas apte à le faire. Et même si elle l'était, Cieran aurait encore quelques objections. La jeune médecin pousse son pad vers lui pour lui laisser voir de quoi elle parle et le pilote observe le schéma avec attention. Il n'a jamais réellement cru en ce genre de chose mais il se souvient que sa plus jeune sœur, malade en voiture, avait un bracelet qui exerçait une pression sur son poignet et que cela semblait améliorer les trajets. Pour lui qui n'a jamais été malade, c'était plus de l'auto-suggestion qu'autre chose mais pour sa sœur, cela fonctionnait réellement. Alors il n'est pas réellement convaincu, l'irlandais.

Mais encore une fois, le docteur Zhao semble bien saisir sa méfiance : les bras croisés n'incitent pas à la discussion, c'est vrai. Sans attendre son assentiment, la jeune femme attrape son poignet entre ses mains pour venir masser fermement un point précis, identique au schéma. Il est réticent, le pilote, mais il n'enlève pas sa main pour autant, regardant ses gestes précis avec une certaine curiosité mêlée de doute. Est-ce que cela fonctionne ? Il n'en a pas l'impression mais en même temps, clairement, les conditions ne sont pas idéales. La démonstration ne dure que peut de temps et le docteur relâche doucement son poignet tout en lui prodiguant de nouveaux conseils. Il est dubitatif, Cieran, et son expression le montre sûrement mais pour autant, il veut bien essayer de faire preuve de bonne volonté. "Avec de la musique douce, je suppose que ça vaut le coup d'essayer." La musique pour se couper du monde, le massage pour se détendre, la respiration pour se concentrer... il ne lui manque, en réalité, que quelque chose pour chasser la culpabilité. Cesser de voir Leontina ensanglantée dans son esprit, cesser de penser qu'il n'est pas à la hauteur, qu'il n'a rien à faire ici... cela viendra après, sans doute. Le sourire de la jeune femme est encourageant et les yeux clairs de Cieran se perdent un instant sur le visage de la médecin avant qu'il ne se reprenne et lui adresse un sourire un rien moins sincère.

"Je vous promets de m'y appliquer tous les soirs." Assure-t-il avec une certaine détermination, frottant d'un air pensif ses doigts sur la zone à masser que vient de lui indiquer la jeune femme. Il n'a rien à perdre, de toute façon, et il lui doit bien ça après la confiance qu'elle vient de lui offrir. Le silence s'étire, quelques secondes, avant que l'irlandais ne se secoue mentalement. "Je ne vais pas vous embêter plus longtemps, doc'." Elle va probablement archiver son dossier, maintenant qu'elle a jugé qu'il n'avait plus besoin d'être observé et surveillé comme un danger public prêt à recommencer. Il attrape l'ordonnance en se levant avant lui offrir un sourire désarmant.

"Merci." Il y met de la conviction, dans ce mot, une vraie reconnaissance qu'il n'a aucune honte à exprimer. Sa conscience ne va pas lui pardonner aussi facilement, il le sait, mais au moins il aura le droit de reprendre le boulot et de se changer les idées. Il n'a pas menti, il en a besoin. Il ne lui promet pas à nouveau de bien se comporter, inutile de la convaincre désormais qu'elle a prit sa décision. Une bonne décision, il n'en doute aucunement.

Tu souris au pilote : vous semblez sur la bonne voie.  Parfois, cela fonctionne, d’autres fois non.  L’important c’est d’essayer et de faire preuve de bonne volonté.  Oui, il est réticent et ne semble pas tout à fait convaincu, mais il promet d’essayer et c’est ce que tu écriras dans ton rapport.  Que O’Reilly est prêt à faire des concessions et s’assurer que pareille situation ne se reproduira pas.  Jamais.  Tes supérieurs n’ont pas besoin de savoir ce qui s’est exactement dit entre vous, le secret professionnel te permet de garder cette conversation sous le sceau de la confidentialité et on ne te tirera jamais les vers du nez à ce sujet : tu en aurais trop mauvaise conscience.  Envers Cierran, parce que tu sais que tu fais ton travail comme il se doit et que jamais tu ne permettrais à quelqu’un de dangereux pour le reste de l’équipage de se promener en liberté sur les passerelles de la station spatiale.  Il en va de ta sécurité à toi aussi.

« Il suffit de trouver la façon qui vous aidera le mieux, c’est un outil avec lequel vous êtes libre de travailler comme bon vous le semble, » réponds-tu simplement à son idée de musique.  Personnellement, tu ne crois pas véritablement qu’une trama sonore puisse être utile, mais chaque personne est différente et tu ne vas pas le dissuader de tenter.  Si cela lui rend l’exercice plus agréable et lui réussit, c’est l’important.  Tu récupères ton pad sur lequel tu prends à nouveau quelques notes de plus.  Plus tard ces mémos deviendront ton rapport et tu veux le faire aussi précis que possible pour que tous soient rassurés.

« Vous ne m’embêtez pas monsieur O’Reilly et n’hésitez pas à revenir si vous en sentez le besoin, vous serez le bienvenu.  Je vous ferai parvenir une copie du rapport que j’écrirai de cette rencontre sous peu, ce n’est pas exigé, mais j’y tiens. »

Tu te lèves et le raccompagne jusqu’à la porte de la salle de consultation en ajustant ton stéthoscope autour de ton cou.  Appuyée dans l’embrasure, tu le laisses partir, les bras croisés sur la poitrine et plutôt satisfaite de ton travail.  Pour quelqu’un surtout pas qualifiée en psychologie, tu as l’impression de t’en être bien sortie.

« Prenez bien soin de vous, » lâches-tu comme dernière recommandation alors que les larges épaules de l’Irlandais s’éloigne tranquillement et que ses pas le mènent loin de l’infirmerie.  Enfin, il ira sûrement récupérer sa prescription avant de quitter le secteur médical, tu l’espères, mais ce n’est plus ton travail que de t’en assurer.  Il est libre et tu en es bien contente.

Comme tu n’as pas d’autre rendez-vous pour le moment, tu raccroches ton sarrau et récupères ton pad pour aller t’enfermer dans ton bureau où tu t’installes confortablement pour rédiger ce rapport.  Une bonne chose de réglée.