Halte! Qui va là?

Lentement, mais sûrement, les choses ont repris leur cours normal à l’infirmerie et tu as pu rattrapé tout le retard de cette quarantaine imposée.  Quarantaine que tu as validée, quarantaine dont tu te serais plainte de l’absence.  Quarantaine extrêmement chiante aussi si on veut ton avis, parce que tu n’as pas eu accès à tous tes dossiers et que tu n’as pas vraiment pu prêter main forte à l’infirmerie autrement qu’en t’occupant des autres passagers mis en quarantaine avec toi.  Quarantaine, quarantaine, quarantaine.  On dirait que tu n’as plus que ce mot à la bouche, qu’il hante tes pensées.  Pourtant, c’est terminé depuis des semaines déjà.  La prochaine fois, hors de question de traîner des civils en-dehors du Voyager.  Cette expédition qui devait en vérité remonter le moral des gens après le tragique incident de la collision de la verrière s’était plutôt transformé en énorme catastrophe.  L’espace est décidément beaucoup trop dangereux pour l’homme et c’était complètement idiot de croire que vous pouviez y mettre le pied.  Enfin jusqu’à un certain point.  Parce que sans le projet Voyager, en vérité, la race humaine aurait été complètement exterminée.  Au moins, vous avez encore la chance de bâtir quelque chose de nouveau, de vous reconstruire, même à bord de cette plateforme spatiale, ce micro-univers dans lequel vous évoluez désormais.  Et tu commences à te demander s’il ne vaudrait pas mieux prévoir un plan pour retirer les implants contraceptifs chez les femmes et permettre à la population de se renouveler.  Il ne faudrait pas attendre trop longtemps pour y penser, autrement plus personne ne serait en âge et travailler sur des bébés éprouvettes…  L’idée te répugne assez pour être complètement franche.  Ce ne serait sûrement pas ton travail, mais quand même.  Faire pousser des animaux en laboratoire, c’est une chose, mais des humains?  Un frisson te parcourt l’échine et tu secoues la tête.  Il faudrait que tu penses un peu moins.  Juste un peu moins.  Tu as déjà suffisamment assez de travail sur les bras pour en plus te projeter trop loin dans l’avenir alors qu’il est aussi incertain.  Néanmoins, il faut bien que quelqu’un le fasse et pour le moment, il ne te semble pas que quiconque ne s’intéresse à cette question.

Il reste encore de longues minutes à ton cycle de repos, mais comme à ton habitude, tu es déjà debout et prête à travailler.  Les talons de tes chaussures claquent déjà dans les couloirs qui séparent ton dortoir de ton bureau.  Ce court moment de silence termine toujours très bien ta nuit et te prépare à affronter une nouvelle journée.  Ton métier a toujours été parsemé d’imprévus, mais n’a jamais été aussi mouvementé que depuis ton réveil à bord.  Impossible d’établir une routine de travail, sauf celle de tes préparatifs au réveil : brosser tes cheveux, laver ton visage, prendre ton petit déjeuner et marcher jusqu’à l’infirmerie.  Après, on ne peut plus rien prévoir à l’avance.

Comme tous les matins, tu fais une petite tournée rapidement de l’infirmerie avant de te diriger vers ton bureau.  Tu as une pile de dossiers à réviser et tu commenceras certainement à le faire avant même que ta journée n’aie officiellement débutée.  Avec seulement deux médecins à bord, huit heures de travail ne suffisent absolument pas pour abattre tout le travail et si ménager Anatole est une priorité, le faire pour toi-même ne te traverse même pas l’esprit.  Ou plutôt, tu ne réalises pas réellement que parfois tu te surmènes, trop préoccupée à bien performer et à te montrer digne du rôle qu’on t’a confié.

Au moment où tu arrives devant la porte de ton bureau, tu t’arrêtes cependant sans pousser la porte.  C’est qu’il y a quelqu’un.  Une personne heureusement et pas l’opérateur qu’on t’a coincé entre les pattes.  Depuis que tu lui as interdit l’accès à l’infirmerie, il se tient plutôt tranquille et s’arrange pour que tu ne le vois pas, bien qu’il te laisse régulièrement des traces de son existence avec des offrandes destinées à on ne sait trop quel mauvais coup : que peux-tu faire de vieilles pièces mécaniques?  Tu t’approches de la silhouette couronnée d’une chevelure flamboyante et te racles la gorge.

« Puis-je vous aider? » demandes-tu sur un ton à la fois poli, mais autoritaire.  Un membre du département d’ingénierie et de maintenance, comme l’indique la couleur de l’uniforme de l’intruse, n’a rien à faire dans vos bureaux et s’il s’agissait de réparer quelque bris, tu serais la première au courant puisque c’est toi qui fait les demandes de maintenance.

« Mais enfin, saleté ! Tu n’es pas un kangourou, ne sois pas stupide ! »
Boing, boing, boing.
« Hécate, tu t’es pas gourée dans les fichiers que tu m’as renvoyé ? »
Boing boing boing.
« Non parce que les koalas sur Terre ne sautaient pas quand on s’est endormis. »
Boing boing boing.
Scratch.
« Ou ils ne se prenaient pas des murs. Tu sais quoi? On va reprendre de la base. »

~O~

Au début, Poppy a vraiment pensé que la chose serait facile. Ce n’est pas du deep learning, cette faculté d’apprentissage fantastique sur laquelle les ingénieurs et les scientifiques de l’époque se sont penchés avant leur départ pour tenter d’offrir à la machine la capacité de réflexion ultime. Grand Dieu, non ! Heureusement ! Il y a bien assez d’une AI assez poussée sur ce foutu vaisseau. Au début, la chose lui a semblé simple : jusqu’à un certain point tous les programmeurs sont capables d’implémenter une forme basique d’intelligence artificielle. A partir du moment la logique permet de faire des raisonnements cohérents, sans parler d’apprentissage, on peut décemment parler d’intelligence. C’est tout con, des enchaînements de code qui finissent par aboutir à des capacités qui donnent l’impression que.
C’est un mensonge supporté par les mathématiques.
Au début, ça lui a paru simple.
Au début.

~O~
« Tout doucement, là. Marche. »
Une petite boule de fourure visiblement synthétique se met marcher maladroitement en direction d’une rousse. Sa démarche est chancelante, et la gamine, visiblement, semble perturbée.
« Oui, c’est bien. »
Ses pas résonnement de manière métallique sur le sol, mais la bestiole semble avancer.
« Parfait, encore un peu… ? »
Boing boing boing.

~O~

Ouais, non, sur le papier c’était facile, il n’y a pas à dire. Le code s’enchaînait de manière logique, les choses avaient belle gueule. C’est lorsqu’il a fallu passer à la pratique que l’ingénieure s’est retrouvée face à un nœud de complications plus complexes que ce qu’elle avait imaginé à la base. Poppy n’est clairement pas une ingénieure d’AI : ce qu’elle aime, ce à quoi elle excelle, c’est le fonctionnement plus terre à terre, plus basique. Les fondements même de l’existence de la robotique. Programmer ce genre de chose – somme toute rien de plus qu’un jouet amélioré – lui pose quelques soucis et l’agace de ne pas réussir : elle a fait bien mieux que ça ! Bien plus complexe !
Mais désespérément le koala a continué de se prendre pour un kangourou.

Il lui a bien fallu plus d’un mois à travailler en cachette avant que la surprise ne soit complètement opérationnelle… Sans phase de tests. Au vu des horaires chargés d’Anatole, ladite phase de tests a été plus compliquée que prévu à mettre en place : elle a besoin de l’environnement où va évoluer sa machine, et avec l’afflux de gens à l’infirmerie il est bien rare de trouver le bureau de Nat vide. Ce n’est que début janvier, quelques jours avant la date butoir de l’anniversaire du médecin que la jeune scientifique en robotique a pu se glisser jusqu’à celui-ci. Enfin jusqu’à la porte de celui-ci.
Qui refuse de s’ouvrir.

«  Je t’en ficherai des accréditations refusées, quand les portes s’ouvrent toutes seules en plein repos c’est accréditation refusée aussi ? » murmure la rouquine en badgeant, encore une fois sans succès.
Un ton de voix la fait sursauter et se retourner vivement. « Madame la directrice Zhao. » salue Poppy d’un ton empressé et légèrement tendu. Derrière sa jambe, la boule de poils se tient tranquille – forcément, on lui a enlevé ses piles.  « Je… Suis ici à demande du docteur Montgomery. Il m’a donné la permission d’accéder à son bureau si je recherchais du calme. »  Mensonge éhonté qui sort sans ciller. La rousse a pris bien des choses de bien des endroits où elle a pu se rendre, mais elle n’a certainement pas pris l’honnêteté.
(Et si jamais Nat arrive, ce qui ne devrait pas se passer, elle prétendra juste avoir voulu lui faire une surprise. )

Visiblement, la jeune femme ne s’attendait pas à croiser quelqu’un dans les couloirs de l’infirmerie à cette heure de la journée.  Elle semble un peu tendue, mais tu ne sais pas si tu dois attribuer cela à sa présence devant vos bureaux ou tout simplement à l’état général à bord.  Tout le monde est un peu tendu à bord alors très franchement, difficile de déterminer la cause de ses tensions à elle.  Mais ça ne te surprendrait pas que ça ait un lien entre le fait qu’elle ne se trouve dans un endroit où elle ne devrait théoriquement pas être.  Enfin, il ne te semble pas que l’accès à vos bureaux ait été offert aux civils.  En ce cas, il faudra vraisemblablement en toucher un mot à Anatole car vous n’êtes peut-être pas exactement sur la même longueur d’ondes en ce qui concerne la confidentialité de vos bureaux.  Et à ce moment-là, il faudra discuter pour arriver à un consensus.  Ça ne t’inquiète pas trop, bien que l’idée ne t’enchante que très peu.  On peut dire que jusqu’à présent, Anatole et vous en sortez plutôt bien pour gérer l’infirmerie à deux sans trop de différends et tu aimerais que les choses restent telles qu’elles le sont.

« Ah? » fais-tu en haussant un sourcil devant sa déclaration.  Tu n’es pas exactement convaincu.  En quoi cela serait-il à la demande du docteur Montgomery.  Les deux phrases te semblent un peu contradictoire, mais tu ne veux pas accuser tout de suite l’Australienne de te mentir.  Tu n’aimes pas tirer des conclusions hâtives.

« En ce cas, il semblerait qu’il ait négligé de vous donner les accès, » fais-tu remarquer.  Tu pourrais tendre la main et ouvrir la porte avec ton badge, mais tu ne le fais pas.  D’une part parce que tu ignores complètement si ce qu’elle dit est vrai, ce n’est pas parce que tu ne l’accuses pas de te mentir que tu n’éprouves aucun doute, et d’autre part parce que c’est le bureau d’Anatole et que tu n’as rien à y faire sauf s’il s’y trouve et que tu as quelque chose à lui demander.  Tu détesterais qu’il ne vienne fouiner dans ton propre bureau en ton absence.  Or, à moins d’une extrême urgence, tu n’utilises pas de tes accès pour t’introduire dans son milieu de travail.

Personne d’autre n’est dans ce couloir que vous deux et tu doutes que ton collègue n’arrive bientôt pour ouvrir galamment à la jolie rouquine.  Tu as mieux à faire que d’aller le déranger pour une chose pareille, mais en même temps, il n’est pas question de la laisser errer dans les couloirs de l’infirmerie sans connaître ses réels motifs : tu n’aimes pas le désordre et préfères à ce que tout soit à sa place plutôt.

« Je ne peux pas vous donner l’accès moi-même au bureau du docteur Montgomery, cependant si vous cherchez un endroit calme, je peux vous laisser vous reposer dans le mien un instant. »

Tu pointes du menton une porte à quelques pas de distance, décorée d’une plaquette argentée où on peut clairement lire les caractères « Docteur Zhao ».  Si elle ne cherche réellement que le calme comme elle l’indique, elle le trouvera tout à fait dans ton bureau même en ta présence.

Pourtant, Poppy pensait qu’elle savait convaincre bien mieux que ça… Les années de sommeil – que, somme toute, la rousse n’a pas senti passer, ce qui était le but premier de la cryogénisation – auraient-elles entamé le potentiel de la rouquine à entraîner son auditoire au fil de sa pensée ? Espérons que non : elle aurait autrement bien trop de mal à se faire entendre des roboticiens et autres matheux, geeks et férus des sciences du vaisseau… Lesquels ne sont pas toujours les plus ouverts aux propositions ou remarques d’une femme, d’autant plus quand il s’agit de robotique. (Science bien trop proche de la machine, science mécanique, travail d’homme, réflexion masculine. )
La tête un peu penchée, un sourire plaqué aux lèvres pour la circonstance – souris, les gens ne verront pas que tu dis non lui a-t-on dit plus d’une fois dans sa carrière – la Johnson hausse les épaules. Ses cheveux un instant se confondent avec l’orange de sa combinaison, leurs pointes délimitées frappant le tissu avec irrégularité. (Elle les a mâchés. Par angoisse, en pleine réflexion, pour s’empêcher de chercher à manger un chewing-gum qu’elle n’a pas, n’aura plus. Vilain travers, travers innocent. )
« Je vois bien. J’irai lui en parler. » L’ingénieure n’a pas les droits, officiels ou officieux, pour s’attribuer l’autorisation d’entrer. Pour être tout à fait honnête, le piratage des ordinateurs reliés à Hécate ne tente pas plus que ça l’Australienne : un mauvais clic, une virgule de travers, une fausse manipulation et il n’est pas dit que l’AI du vaisseau ne se retrouve pas avec quelques envies meurtrières.  Et lorsque vous dérivez en plein cœur du cosmos personne ne vous souhaite de vous retrouver avec une AI avide de mort.
Enfin, ça serait vraiment trop cliché, après tout.

Tout en suivant les mots de la doctoresse avec toute son attention, car sinon elle se perd la pauvre Poppy, elle ne peut s’empêcher de tripoter un peu l’une des mèches de cheveux rugueuses qui pendouille là sur son épaule. A force de finir en bouche, elle a perdu de sa douceur, le toucher est étrange, cassant. « Votre bureau ? » répète-t-elle en glissant son regard jusqu’à la porte. Ce n’est pas exactement ce que la trentenaire avait prévu, en mettant les pieds dans la zone médicale. Elle voulait juste déposer la boule de poils du démon et s’enfuir en courant. (Du démon signifiant ici :  « bien trop adorable pour son propre bien, malgré sa fâcheuse tendance à sautiller de temps à autre au lien de se comporter tel un koala bien éduqué. ») « Soit, lâche-t-elle. Je m’en voudrais de vous déranger cependant. »

L’Australienne s’accroupit avec une aisance démontrant la pratique, stable dans le geste, et attrape le petit koala pelucheux encore inactif. Tout en se relevant sans pourtant oser regarder la directrice, Poppy continue de mentir – si peu. « La programmation de ce petit machin me donne du fil à retordre, et les personnes avec qui je travaille sont bien trop bruyantes pour que je puisse me concentrer sur la finalisation de ce petit Koala. Ce n’est pas tant du repos que je cherchais ici. Plus un endroit calme. » Et le sourire contrit qui barre son visage ne fait qu’ajouter à l’histoire qu'elle tache de rendre plus aisément crédible.

Tu ne peux contrôler complètement ton équipe, mais vraiment, l’idée que les accès à vos bureaux soient donnés à d’autres passagers ne te plaît pas trop.  Tu songes bien qu’Anatole ne permettrait pas à l’Australienne d’y aller et venir en son absence s’il n’avait pas une entière confiance en elle, mais il reste quand même que…  vous êtes tenus au secret professionnel.  Peut-être que tes scrupules ne sont pas fondés, après tout avec vos pads, toutes les informations sont consignées dans le système informatique et non pas dans des dossiers physiques.  Peut-être que si tu abordes ton collègue à ce sujet, en discutant avec lui tu changeras d’avis?  Tu ne sais pas trop.  On verra.  Pour le moment, tu ne laisses rien savoir du fond de ta pensée à mademoiselle Johnson : si jamais l’accès demeurait interdit, Nat pourrait le lui expliquer de lui-même, c’est sa connaissance à lui et non pas la tienne.  Et puis, tu ne veux pas vraiment te mêler de ses affaires, ça ne te regarde pas, tant que ça ne concerne pas le travail et même encore là, vous êtes pratiquants dans des domaines tellement différents que tu lui fais suffisamment confiance pour faire ce qu’il a à faire sans vraiment surveiller ses faits et gestes.  Directrice du secteur médicale ne veut pas dire non plus police du secteur médical.  Directrice en vérité, pour une équipe de deux personnes, le mot est grand.  Ton rôle a toujours apparu à tes yeux être important pour les autres départements et non pas pour le tien.  Enfin.

Tu ne peux t’empêcher de te demander si elle ne se montrerait pas satisfaite de ta réponse?  En même temps, quel autre espace que ton propre bureau pourrais-tu lui offrir?  Certainement, tu ne peux pas lui débloquer la porte de celui d’Anatole, ça ne se fait pas, d’autant que tu n’as rien d’autre que sa parole pour valider la permission donnée par ton collègue.  C’est sûrement dans ta tête.  Elle parle avec un accent différent de celui auquel tu es habituée, c’est probablement ce qui te donne cette impression.  Difficile de ne pas laisser ta susceptibilité prendre le dessus quand bien même que tu sais très bien que c’est une autre langue que la tienne et que même si tu parles très bien anglais, il reste quand même que certaines intonations, certaines formulations peuvent parfois prendre une tournure différente que celle d’abord pensée par ton interlocuteur.

« Vous me dérangerez difficilement, » réponds-tu.

Peut-être que si tu tentais un sourire tu aurais l’air un peu plus convaincante?  C’est ce que t’apprêtes à faire, question d’avoir l’air un peu plus invitante, quand elle s’accroupit sous ton regard étonné.  Tu ne comprends pas vraiment ce qu’elle fait.  C’est que jusqu’à présent, tu n’as pas du tout remarqué la petite boule de poils cachée derrière ses jambes.  Tu ne prêtais pas vraiment au sol en l’interpelant, évidemment.  Au début, tu songes que ce n’est qu’une peluche, peut-être un objet source de réconfort aux yeux de la jeune femme?

Enfin. Jusqu’à ce que le mot programmation ne traverse le seuil des lèvres de la jolie rousse. Sur ton visage se peint une expression horrifiée.  Une machine.  Un robot. Une abomination.  Involontairement, tu recules d’un pas.  Tu te souviens encore du bain forcé par l’opérateur Lady Di.  Ce n’est pas un souvenir très plaisant.  Et si l’opérateur qu’on a programmé pour toi vient à apprendre qu’un autre robot a eu le droit de venir à l’infirmerie, tu peux être garanti qu’il essaiera à nouveau de t’y suivre.

« Je… C’est… Robot? » balbuties-tu en évitant de poser les yeux sur le monstre à poil.  Cet air innocent cache certainement une âme maléfique.  C’est déjà une chose que le vaisseau soit contrôlé par une intelligence artificielle, mais tu aimerais limiter l’accès à l’infirmerie à Hécate seulement et non pas à tous ses petits copains.

« Je croyais que vous n’alliez pas bien, le secteur médical… » Tu n’arrives pas à finir ta phrase.  La présence de l’animal mécanique t’obsède et même si tu essaies de ne pas y penser, il n’a pas l’air encore en état de fonctionner?  Peut-être qu’elle n’a pas fini?  En tout cas, il ne bouge pas, mais rien ne garantit qu’il ne va pas s’échapper de ses bras pour te sauter au visage.  On ne peut pas faire confiance à ces bouts de ferrailles, même s’ils sont recouverts d’un doux duvet.  « Cette chose… euh koala, ne va pas vous échapper? »

Ou en gros, une façon discrète pour lui demander de s’assurer d’avoir une bonne prise sur l’automate ou peu importe ce que c’est que ce truc.  Un vrai danger pour le public.

Elle n’a pas la moindre idée, la médecin, du bruit que fait une ingénieure en informatique en pleine réflexion quand au placement stratégique d’un tel composant. Sans doute ne sait-elle pas – pas encore, du moins – que la Poppy résolument monotâche a trouvé un moyen d’échapper à la triste règle qui régule son cerveau : elle parle. Elle décortique, analysé, brouillonne à haute voix lors de son travail. Si ses mains, son esprit et sa voix se focalisent ainsi sur la même tâche, au moins peut-elle pousser sa réflexion plus loin que ce qu’elle prévoyait. La foutue technique du canard en plastique, qui fonctionne aussi bien en développement… Ou avec une personne volontaire. (Elle a essayé une fois d’employer Nat, mais ça n’a pas extrêmement bien fonctionné. )

‘Vous êtes certaine ? ‘ Pourrait-elle lui demander, elle-même globalement sûre que son babillage d’informaticienne saurait plus énerver que tenir compagnie. Si Poppy aime et adore ce qu’elle fait, elle est certaine que c’est d’un ennui sans nom de faire la potiche dans une conversation où l’on ne comprend même pas un mot sur trois. Elle est sur le point d’abandonner, la rouquine, se rabattre sur un autre moment où la dame ne sera certainement pas en service. (Même si, au vu de la circulation dans le département, c’est bien là quelque chose de compliqué. Et elle ne peut pas non plus se calquer sur les horaires de la personne à laquelle elle souhaite faire une surprise, sinon, ladite surprise tombe à l’eau. )
Elle raffermit sa prise sur la bestiole sans piles, la maintient fermement contre elle. Le toucher de sa fourrure est rassurant, en un sens, car celle-ci lui rappelle de nombreuses peluches qu’elle a pu retenir contre elle. Elle a eu passé un temps une obsession vaguement angoissante avec les peluches. « Hm ? » Focalisée sur la petite peluche dans ses bras – car au fond, elle n’est que ça, une peluche bien améliorée – elle ne remarque pas de suite l’air horrifié de la médecin en face d’elle. Ce n’est qu’en entendant la suite de questions, visiblement terrifiées – ou tout du moins portant les accents d’un malaise très prégnant – que l’Australienne relève le regard, étonnée.

« Non, c’est pas un robot à proprement parler, c’est une peluche animée, répond-t-elle sur un ton qui laisse planer sa propre inquiétude. C’est comme un jouet pour enfants, vous savez ? Les petites bestioles qu’on allume et qui crapahutent de gauche à droite… D’ordinaire je viens par ici pour travailler sur les opérateurs médicaux. L’endroit est calme, je me suis donc dit que je pourrais finir ce projet en paix par ici... »
Ses doigts s’emmêlent machinalement dans la fourrure de la petite bestiole inerte. Elle sait qu’elle ne peut pas se réactiver comme ça, sans raison, pour l’heure. Elle a les piles tout au fond de sa poche. « Je vous promets qu’elle ne s’échappera pas. Elle est hors-tension, et a besoin de batteries. » Après un dernier petit câlin volé au koala – koala malheureusement toujours kangourou, ce petit problème n’étant qu’à moitié réglé – la rouquine interroge. « Vous avez un souci avec les machines, non ? »La question sort innocemment, avec tout le tact dont est capable Poppy.

À proprement ou à faussement parler, cette chose peut bouger d’elle-même, de ce fait on n’est pas à l’abri d’un défaut de fabrication et de codage.  Tu continues de fixer le monstre avec méfiance : ces bestioles sont aussi sournoises que  les aliens. Surtout avec une apparence somme toute aussi mignonne.  Ce visage innocent que cette peluche animée vous présente n’est qu’une façade bien trompeuse.  D’ailleurs, tu ne sais pas trop ce qu’elle entend par jouets pour enfants.  Avant tout parce que tu n’as pas d’enfants et que ton seul contact avec ceux-ci résidait dans les rejetons de tes cousins et cousines, marmots que tu ne voyais que peu souvent et à qui tu te contentais d’offrir des enveloppes rouges remplies d’argent pour les festivités du Nouvel An.  Tu n’as jamais pris le temps — d’ailleurs tu ne l’avais pas — d’aller dans un magasin en quête du cadeau parfait.  D’ailleurs, personne n’attendait que tu le fasses.  Et si ça avait été le cas, tu n’aurais pas jeté ton dévolu sur quelque chose d’aussi dangereux.  Quoi qu’à bien y penser… autrefois les robots ne te mettaient pas aussi mal à l’aise que maintenant.  En même temps, sur Terre, ta vie n’était pas menacée par une espèce alien méconnue, tu n’étais pas non plus confinée dans un vaisseau.  Peux-tu vraiment comparer les deux situations?

Au moins quand elle te confirme que le monstre est hors tension et que sans batterie, il ne peut pas se mettre à fonctionner, tu te sens un peu — rien qu’un peu — soulagée.  Tu ne vas pas baisser la garde pour autant, mais… Techniquement, pour le moment, tu es en sécurité.  Jusqu’à ce que ton opérateur personnel n’apprenne qu’un de ses compatriotes a mis le pied dans le secteur infirmerie et qu’il ne tente à son tour de s’y infiltrer.  Perspective extrêmement peu réjouissante, il suffit déjà de devoir récupérer et ramasser les nombreux déchets qu’il dépose devant a couchette tous les jours… Dans un but qui t’est complètement inexplicable.

« Je n’ai pas de soucis avec les machines, » rétorques-tu en haussant un sourcil, un peu vexée.  Tu n’as rien contre elles, elles sont pratiques, parfois, il faut l’admettre, mais tu ne veux pas les avoir près de toi.  Elles sont dangereuses, meurtrière même.  On t’avait dit que les opérateurs étaient tous programmés pour protéger les humains et pourtant, il y en a bien un qui t’a poussé pour t’offrir en pâture à l’alien.  « Je juge cependant qu’on ne peut pas leur faire confiance.  Nous ne sommes pas à l’abri d’un erreur de programmation. »

Tu ne la vises pas elle en particulier, non.  D’ailleurs, tu ne la connais pas assez pour savoir exactement ce qu’elle fait à bord, quelles sont ses fonctions.  Peut-être que cette abomination poilue et mignonne n’est qu’un passe temps, difficile de savoir à première vue.

« Mon bureau est par-là, » déclares-tu enfin en désignant une porte.  Enfin, pas que c’est nécessaire de le mentionner, parce qu’une jolie plaque avec ton nom l’ornemente.  Tu es très fière de cette plaque, c’est une place que tu as mérité et pour laquelle tu as travaillé bien fort.  Sans l’inviter plus clairement à te suivre, tu tournes les talons et y entres après avoir débloquer les accès.  L’invitation tient toujours si si elle veut s’installer dans un coin de la pièce pour travailler.

A bien y réfléchir, pourquoi les gens ont-ils tant de mal avec les robots ? Pas avec les androïdes, attention : ceux-ci sont la (future ? ) lie de l’humanité, un danger foudroyant dont il conviendra de se méfier dans les prochaines années,  à condition qu’ils tiennent jusque là… Ou que les ingénieurs en robotique à bord du vaisseau aient autre chose à foutre, enfin, que de réparer les boîtes volantes qui leur tiennent depuis six mois compagnie. La question ne se pose même pas, en fait : si androïdes il devait y avoir, Poppy en serait dévastée. Hécate lui file partiellement les jetons autant qu’elle la fascine, alors vous imaginez, tout une armada de merdes aux jointures chromées, aux traits humains mais au regard vide ? Une armée d’IA, aussi, parce que  soyons sérieux : jamais l’être humain ne construira de robots à son image pour servir de distributeur de banque ou de taille-crayon. Voir toujours plus loin, toujours plus audacieux ! Toujours plus destructeur.

Qui sait si Jaafar, là, indirectement, n’est pas branché sur Hécate et ne l’a pas déroutée pour récupérer h24 le feed audio.

En un mot comme en (deux) cent(s) : Poppy n’aime que ses opérateurs et ses propres machines – qui ne sont que cela, des machines. Les autres la terrorisent sans doute autant que le petit koala semble terrifier la Chinoise.

« Je dis juste ça parce que vous ne semblez pas à l’aise, veuillez me pardonner. C’était indiscret et grossier de ma part. » Elle s’excuse car il le faut bien ! L’Australienne a toujours un pardon et un désolé au bout de ses lèvres dans n’importe quelle langue qu’elle saurait parler. En y réfléchissant un peu plus, c’est bien vrai que sa remarque manquait cruellement de tact et de recul, mais Poppy n’est guère connue pour ledit tact. Elle a l’art d’une vérité éparse. On n’est pas non plus à l’abri d’une erreur dans n’importe quel autre domaine. Mais ça se récupère, si on sait où regarder, si l’on sait comment réparer.

Avec un sourire gêné, son koala sous le bras, la rousse se tait sur ce qu’elle sait et emporte doucement la peluche mécanique avec elle dans le bureau de la dame. « Vous savez, les erreurs informatiques, ça n’arrive pas du jour au lendemain. Un jour, le programme ne va pas se mettre à se comporter bizarrement parce qu’on a heurté la boîte ou parce qu’on a secoué la bestiole trop fort. » Elle ne peut s’empêcher d’expliquer, en gratouillant le ventre du koala-kangourou. « En création, le bug est inné. Si le programme malfonctionne, la cause du malfonctionnement est là depuis le début… Et je me fais confiance, sur ce point. » Un peu d’orgueil malvenu, un sourire hésitant. La phrase sonne faux dans sa bouche, tandis qu’elle retient son envie de repartir directement et de revenir bien plus tard.

Tu inclines la tête sur le côté, un peu confuse : tu ne demandais pas d’excuses pour cette remarque.  Mais bon.  Au moins les choses sont bien au clair maintenant.  Peut-être a-t-elle bien remarqué à quel point tu étais vexée de ce commentaire.  C’est que tu n’aimes pas voir tes insécurités être pointées du doigt.  Tu t’éloignes de quelques pas, pour mettre la distance entre toi et le monstre poilu.  Ton comlink ouvre la porte, que tu as bien pris soin de la verrouiller la veille.  Tu ne quittes jamais sans tirer le verrou, de crainte qu’on ne vole les dossiers des gens ou quoi que ce soit.  En tout cas.

« Mais peut-être la situation propice à faire ressortir le problème ne s’est-elle pas encore présentée, » rétorques-tu, légèrement pensive, et un long frisson te parcourt l’échine en repensant à Lady Di qui t’a poussé à l’eau, pratiquement sous les crocs de l’alien.  Voilà ce qui te semble être un grave problème de programmation.  Normalement, ta sécurité aurait dû être prise en compte plus efficacement, ce qui n’avait pas du tout été le cas.  Peut-on te reprocher de ne pas porter ces opérateurs dans ton coeur?  Vraiment, tu ne fais pas confiance à ces robots.  On ne sait pas quand le vice apparaîtra.

« Alors à quoi sert ce… cette chose? » demandes-tu avec un semblant d’intérêt.  Autant prendre le temps de comprendre à quoi permets-tu d’entrer dans ton bureau. Surtout que tu interdis l’accès à ce pauvre Mushu, qui n’y comprend rien à rien.  Mais vraiment, bien qu’il n’ait jamais rien fait de mal, il te rend mal à l’aise.  Très même.

« Je crois qu’il doit s’agir d’un projet personnel.  Cet animal vit dans votre pays n’est-ce pas? »

Pas que tu sois très familière avec la faune étrangère, mais sûrement le koala est à l’Australie, comme le désigne le drapeau épinglé sur sa combinaison, ce que le panda est à la Chine.  Et tu peux comprendre un peu l’attachement à l’emblème national.  Où est-ce vraiment l’emblème de l’Australie?   Tu ne t’es jamais particulièrement intéressée à ce pays en vérité, maintenant que tu y penses.  Ni aux animaux d’ailleurs.