Lendemain de soirée

Les verres et les cuillères et les voix assoiffées s’animaient ce soir dans ce bar égayé. Pourtant celle qui pouvait ensoleiller la sienne, de soirée… Ou celui, qui sait… toujours assoupi-e dans son caisson scellé, était assoiffé-e du baiser qui pourrait l’éveiller. Pour patienter ou pour oublier, la Princesse des Philtres se satisfit d’une âme aussi esseulée qu’elle l’était et, seulement après que son palais fût déserté, se glissa dans ses bras, puis dans ses draps, célébrer la passion qu’elle ne pouvait saisir tant que son âme sœur restait coincée dans ses songes.
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(Muse du roman à l’eau de rose où es-tu ?)
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Nul ne savait qui était son prince cette nuit et surtout pas sa colocataire qui écrivait ces lignes en se demandant s’il n’y avait pas de meilleur moyen de passer sa Saint Valentin que d’écrire de faux contes de fées, si éloignés de ses textes habituels et peu inspirés qui plus est.

Pourquoi Siya n’écrit-elle pas sur elle-même pour une fois ? Elle aussi elle a peut-être un prince caché là-bas, dans les centaines de gens qui roupillent. Qui quand son caisson s’ouvrira, il sera frais, beau, bien habillé (il aura trouvé le moyen d’outrepasser les conditions de cryogénisation (on ne sait comment (et puis mince, depuis quand la cohérence est quelque chose d’important dans la fiction ?))), avec beaucoup de bijoux qui brillent et qui tintent, et tous les caissons de ses danseurs s’ouvriront en même temps. Non, dix secondes avant lui pour plus d’effet.

Non pas qu’elle en ait envie non non. Ca ferait bien trop plaisir à ses parents. Enfin s’ils étaient toujours là. Donc en fait elle peut bien faire ce qu’elle veut, ils ne pourront pas dire après le deuxième rendez-vous : ça y est, ma fille est amoureuse, on appelle le prêtre, les musiciens, le traiteur, vous m’imprimerez deux-cents cartons d’invitation s’il vous plaît.

En appuyant sur la petite croix rouge, il est écrit : « Voulez-vous enregistrer les modifications apportées à ce fichier ? »
Mais elle, elle lit : « Voulez-vous enregistrer la tristesse de votre existence et de vos écrits ? »

Ce à quoi elle répond non, bien évidemment. C’est qu’elle ne peut pas se vanter d’être très efficace ces temps-ci niveau écriture. Pourtant, ce n’est pas qu’il n’y ait pas matière à se faire des histoires. Elle a bien passé la fin de soirée à visionner le reportage de la journée monté à la va-vite, et il regorge de sous-entendus et de possibilités d’extrapolation. Même en général, les intrigues vont bon train à bord du Voyager et Tina est on ne sait pas où, parce qu’on ne sait jamais où peut bien être Tina le soir. C’est d’ailleurs ce qui a initié ce torchon. Il y a forcément quelqu’un – ou quelqu’une, Siya ne sait pas trop, elle est difficile à cerner, Tina – qui explique le comment du pourquoi de ses absences. SURTOUT le jour de la Saint-Valentin. Enfin non, eh, on n’est plus le 14 depuis plusieurs heures. Allez dors un peu, tu as 27… 28 ans (si ça veut toujours dire quelque chose), tu n’es pas encore en âge d’attendre que ton ado soit rentrée pour lui faire des réflexions. C’est vrai ce qu’on dit, plus tu vieillis, plus tu ressembles à ta mère. Peut-être que demain matin on cherchera si on peut réveiller un prêtre pour la cérémonie.

Non ce qui la tue, ce n’est pas que sa colocataire s’amuse – grand bien lui fasse, elle a passé ce stade où elle pleurait dans son oreiller toute la nuit – c’est qu’elle ne sache pas avec qui. Autant quand c’est le reste du vaisseau, c’est plutôt une bonne chose de ne pas savoir, ça permet d’inventer (et on sait tous que la fiction est beaucoup moins décevante que la réalité). Autant quand ce sont ses amies… (D’ailleurs que font Rhirhi et Ronnie ce soir ?) Non pas qu’elles lui doivent des explications… Elle voudrait simplement partager quelque chose, avoir des discussions plus joyeuses que qui a tué qui dans la même pas centaine de gens confinés dans l’espace. Discuter de vrais couples et pas de couples qui pourraient être, pour changer. Vivre un peu par procuration parce que Siya elle, n’a jamais aimé personne de cette façon et se demande bien ce que ça peut faire.

Allez dors maintenant, de toute façon quand tu te réveilleras, elle sera là, l’air de rien, comme si elle était rentrée sans détour après le travail.

Il est dix heures passées et après avoir stylisé sa masse de cheveux et maquillé les cernes d’une nuit à cogiter, après avoir fait un aller-retour express au bureau de Mme Michaelides pour lui livrer matière à réjouir les esprits sur les écrans publics, après avoir ouvert une page blanche, l’avoir remplie de lettres et les avoir effacées et retapées dans le désordre et effacées à maintes reprises, après avoir retrouvé sa page blanche désespéré sur le désert de sa vie créative, après avoir fait le tour des dortoirs, salué quelques personnes et parlé de la pluie et du beau temps inexistants, Siya réouvre la porte de sa chambre pour poser les yeux sur une Tina cette fois bien présente et réveillée.

« Bonjouuur ! » lance-t-elle plutôt enjouée.

Les traits familiers de son amie suffisent à effacer toute la frustration qu’elle a pu avoir à son sujet avant de dormir, elle est trop heureuse de retrouver quelqu’un avec qui elle peut échanger autre chose que des banalités ce matin. Peut-être même que c’est le jour où elle saura enfin… mais il ne faut pas trop en demander non plus. Pour lancer le sujet, elle lui propose : « Tu veux voir des images exclusives de la Saint-Valentin ? » Elle ne lui parlera sans doute pas de sa propre soirée, mais cancaner sur les autres lui donnera peut-être l’étincelle qui lui manque pour relancer la machine et écrire de nouveau des pages et des pages.

Il est encore tôt quand tu te faufiles dans les couloirs de la station, oreiller sous le bras. Tu seras bien restée dormir encore un peu, ton cycle de repos n’est pas achevé ; mais tu occupes clandestinement la cabine d’un directeur beaucoup trop obsédé par son travail, qui ne dort que quelques heures – et une fois Hassan réveillé et parti, autant rentrer dans ton propre dortoir pour faire semblant d’y habiter encore. Il est vide quand tu y arrives : Siya a dû déjà commencer sa journée de travail, vos cycles sont décalés : tu iras travailler quand elle, elle aura terminé. Vous vous croiserez sûrement, à un moment ou à un autre… Pour le moment, tu réinstalles ton oreiller à sa place, et tu grimpes dans ta couchette, examinant d’un œil sceptique ton ordinateur personnel que tu avais emmené depuis la Terre. La majorité de tes activités numériques passent par ton pad : l’accès à la bibliothèque de Voyager, une soirée plaid avec Ronnie devant un bon film, la consultation des archives terrestres après votre départ… Même les jeux sont accessibles depuis ton pad.

Mais ton ordinateur, c’est autre chose. Tu l’as allumé une fois, depuis ton réveil : pour regarder tes photos, les visages de tes amis réduits en poussière depuis des siècles, te voir le sourire aux lèvres en compagnie de tes tantes. Puis tu l’as rangé, peu désireuse de raviver des souvenirs trop douloureux, pour un deuil que tu refuses de faire. Il le faudra bien, un jour, tu en es parfaitement consciente ; mais il y a une limite à ton courage, et tu la frôles constamment depuis ta sortie de caisson. Tu peux être fière jusqu’à dénier tes larmes, tu peux faire la brave pour te promener dans les couloirs sous la menace de l’alien en liberté, tu peux même prendre sur toi au point de croiser un opérateur sans broncher autrement qu’en ton for intérieur… Aller voir tes amis de Sunrise qui dorment encore ? Non, au-delà de tes forces pour l’instant. Tu en veux affreusement à Rosy de vous avoir emmenés là, et tu es vertement jalouse des garçons, qui ont la chance d’être encore endormis.

Et ton ordinateur, alors… C’est ton outil de travail. Dans le secret de ses mémoires, il y a des idées de chanson. Quelques bribes de mélodie. Des vers ici et là, quelques paroles à compléter. Tu n’es pas prête pour ça : avant, c’était toute ta vie. Aujourd’hui, ce n’est plus que le rappel criant de la personne que tu n’es plus. Que, selon toute vraisemblance, tu ne seras plus jamais. Inutile, dans ces conditions, de remuer le couteau dans la plaie… Tu doutes fortement de chanter à nouveau un jour. Depuis ton réveil, tu n’as même pas articulé une seule note. Pas de mélodie fredonnée sous la douche, pas de petit air pour te distraire pendant le nettoyage du Bright Venture. Rien. Cette Tina-là, tu veux l’oublier, tu veux l’enterrer. Tu veux la détruire. Cette Tina-là, elle était faible et vulnérable, et complètement inutile. Mais la Tina que tu veux être, la nouvelle toi, elle doit être forte et résiliente. Et utile à la communauté. Elle n’a pas besoin de chanter : elle doit juste servir, et obéir. Alors, fronçant le sourcil, tu tournes ferment le dos à l’ordinateur rangé dans son support mural, attrapant ton pad à la place pour te perdre dans une saga historique de la BBC.

L’arrivée de Siya intervient au milieu de l’épisode 7, et tu sursautes légèrement. Oui, ça va être l’heure d’aller travailler… Mais tu as encore une petite heure devant toi, et tu l’accueilles avec le sourire. « Te voilà ! Ta journée s’est bien passée ? » Hochant la tête à sa proposition, tu t’extirpes de ta couchette avant d’en refermer le rideau, rejoignant ton amie sur le canapé placé au centre de la pièce et que vous avez adroitement subtilisé dans une salle de travail inutilisée. (Tu dois bien admettre que voir deux opérateurs vouloir vous aider t’a stressée, jusqu’au moment où l’un d’eux s’est mis à coller soigneusement des pansements le long d’une déchirure sur l’un des accoudoirs). « Tu as des images croustillantes ? » D’après Hassan, le confinement dans le vaisseau rend les gens fous furieux et il aperçoit de temps en temps quelques activités physiques qui auraient plutôt leur place dans un lieu privé, dépourvu de caméra. Siya a-t-elle surpris des secrets scandaleux ? « Je ne suis pas sûre qu’on ait tellement de couples officiels à bord, si ? »