Ce n'est qu'un au revoir

J’ai froid.
Décembre à Houston n’a rien à envier pourtant à la chaleur des hivers grecs, mais rien ne semble pouvoir me réchauffer.
Je devrais être à Cologne, à l’agence spatiale européenne. Avec le reste des Européens. Mais je suis la chargée des relations publiques, le visage souriant du projet Voyager, l’experte en communication auprès du grand public, et la NASA a tenu à ce que ma formation finale se passe en partie à Houston, dans ses locaux, et devant les caméras.
Et c’est donc le sourire vissé aux lèvres que j’accueille les familles des heureux élus, venues faire leurs adieux à leurs proches qui ne reviendront fouler le sol de la Terre que dans une cinquantaine d’années.
Tandis que la mienne se trouve à l’autre bout du globe.
Sans moi.

En même temps, ma famille se limite à mon père. Est-ce vraiment une si terrible perte ? Bien sûr, j’aurais revu avec plaisir le reste de la famille – la grande, celle que la mafia m’a donnée. Je sais bien que ma présence à bord représente un avantage conséquent pour ceux de mon clan, et qu’on m’admire, dans le milieu, d’avoir su me faufiler à bord…
J’ai froid, pourtant.
Dans mes affaires, soigneusement emballées, il y a les quelques souvenirs de Jamal et Valentina que j’emporte avec moi, tout autant un réconfort qu’une torture. Leur absence sera-t-elle moins pesante à l’autre bout de la galaxie ? Quelque part, j’en doute. Au moins, j’aurai autre chose pour occuper mes pensées - tout un nouvel ensemble de priorités, une jolie propagande bien huilée à diffuser, et trente ans passés à supporter les mêmes personnes. Belle aventure, certes ; et la plus magistrale fuite en avant de mon existence.

Tout autour de moi, le brouhaha des conversations excitées s’entrecoupe de quelques larmes, quand les adieux se font poignants. La majorité des regards exprime la fierté, l’approbation, un peu de tristesse, mais toute cette chaleur humaine qui s’agite me fait un peu tourner la tête.
J’ai froid, réellement.
Voir tous mes coéquipiers aussi bien entourés ne fait que renforcer la morsure glaciale du vide autour de moi, et le sourire enthousiaste plaqué sur mon visage me donne légèrement envie de hurler. Pourtant, au fond de moi, je suis contente d’être ici : c’est une belle réussite, et mon ego s’en trouve flatté. On me regarde, on m’admire, on me remercie tandis que je conduis une énième famille vers la table où les attend celui ou celle qu’ils sont venus voir. La salle est pleine, à craquer : la totalité du réfectoire a été convertie en espace d’accueil, et ce n’est que le troisième groupe de familles de la journée. Une quinzaine de familles par heure. Huit heures par jour. Depuis deux semaines.

Courage, Lexie. Plus que demain, et ce sera fini, tous les adieux seront faits.

Je suis fatiguée, en fait. D'accueillir tous ces gens, alors que personne ne viendra pour moi.
J’aimerais bien qu’on parte enfin.
Un mouvement à la périphérie de mon champ de vision attire mon attention. Je place la dernière famille auprès du membre de l’équipage concerné, puis je me dirige vers le balcon qui surplombe le réfectoire : j’ai vingt minutes de répit avant l’arrivée du prochain groupe, autant en profiter pour souffler un peu. Poliment, je salue celle que je suis montée rejoindre.

« Directrice Rivers. » L’une des huiles du projet. Celle qui vient malgré son ‘grand âge’, parce que les grands pontes de la NASA l’ont demandée, elle, spécifiquement. Ça en ferait presque un membre de la royauté, pour l’équipage.  « Vous attendez quelqu’un ? Je n’ai pas souvenir d’avoir vu votre famille sur la liste d’aujourd’hui. » Elle est canadienne, après tout, elle dépend normalement du centre de Saint-Hubert ; mais j’imagine que son statut de directrice l’oblige à partager son temps entre plusieurs centres, comme moi. A-t-elle de la famille aux États-Unis… ?

Elle est froide, la directrice Rivers. Distante, mais pas de manière hautaine – comme si elle s’évitait le contact d’autrui pour se protéger, pas par mesquinerie. Je ne sais pas vraiment quoi penser d’elle, je l’ai à peine croisée, tout le début de ma formation s’est fait à Cologne, en Allemagne… sur un autre continent. Ce que je connais d’elle, c’est sa réputation : c’est une héroïne, cette femme-là, une guerrière, une dame de fer, et j’ai déjà aperçu des soldats l’observer de loin, commentant entre eux ses accomplissements. Elle est respectée, pour ses actes avant tout, et cela ne fait que renforcer l’aura d’autorité qu’elle dégage. Elle est charismatique, c’est indéniable, même si son comportement ne joue par du tout là-dessus. Humble, par-dessus le marché. Heureusement, pour tempérer ma jalousie, elle a tout de même quelques défauts : sa réputation d’irascibilité est venue jusqu’à moi, et je choisis soigneusement les mots que je vais prononcer. Loin de moi l’envie de la froisser : si l’on doit passer les trente prochaines années de notre vie consciente enfermées dans la même boîte de conserve spatiale, autant être dès maintenant dans ses petits papiers. Après tout, si je veux pouvoir évoluer librement dans l’équipage de Voyager, il sera utile que j’obtienne les bonnes grâces des différents directeurs…

Je hoche la tête à sa réponse. Oui, c’est logique qu’on la trimballe de centre en centre pour rencontrer les différents politiciens impliqués : Ellen, c’est un peu la figure de proue du prochain, celle qui inspire et qui force l’admiration. Normal que les présidents, les sénateurs, les rois et autres chefs militaires souhaitent la rencontrer lors de leurs visites dans le centre, si elle se trouve dans les parages ! « Je comprends. Mes propres fonctions aux relations publiques m’obligent à côtoyer beaucoup plus de politiciens que je ne l’aurais voulu. Je suis journaliste, à la base… » Même si ma carrière a ensuite évolué vers des fonctions plus gouvernementales. Je m'accoude à la rambarde, appuyée à ses côtés. « Dites-moi, je me posais la question, par pardonnez-moi si je suis indiscrète, rien ne vous oblige à me répondre… Quand ils sont venus vous chercher pour vous demander d’intégrer le projet, pourquoi avez-vous accepté ? La retraite ne vous plaisait pas… ? »

La répartie de la directrice Rivers n’était pas du tout ce à quoi Lexie s’attendait. D’autres auraient enchaîné quelques platitudes suffisamment vagues pour être inoffensives, certains en auraient profité pour asséner quelques convictions politiques bien senties sur l’hypocrisie des dirigeants, une patriote aurait pu rétorquer qu’il n’y aurait jamais de retraite quand il fallait défendre la patrie – mais non. Pas Ellen Rivers. Sans même répondre à la question d’Alexandria, la voilà qui l’agresse avec sa propre question – et un instant, la Grecque en reste bouche bée, choquée au-delà de ce qu’elle aurait cru possible, juste l’espace de quelques secondes.

Elle aimerait croire que son anglais est défaillant et lui a fait comprendre de travers la question. Mais elle se sait parfaitement bilingue – il le fallait, pour décrocher un poste aussi placé dans l’organigramme du bord – et elle comprend bien que la femme en face d’elle n’éprouve pas de respect pour sa personne. C’est un peu décevant. Elle est célèbre, après tout, Ellen Rivers, les soldats parlaient d’elle en bien ; est-elle aussi brusque et désagréable avec les civils en général, ou est-ce la responsable des relations publiques qui l’insupporte spécifiquement ? Lexie finit par reprendre le contrôle de son expression, bat des cils trois fois, et referme la bouche dans un claquement de dents résolu. Mâchoires serrées, elle se redresse fièrement, carrant les épaules, et tentant de réprimer sa fierté blessée. Si une directrice s’imagine que les grands pontes du projet auraient choisi une ‘fouille-merde’ de tabloïd pour être le visage public de toute l’opération, grand bien lui fasse – quel dommage toutefois qu’une femme aussi respectée par ses pairs dispose de capacités de déduction aussi limitées.

Une vingtaine au moins de réponses possibles défile dans son esprit. Le premier réflexe, c’est la rage, l’honneur bafoué, la rancœur au bord des lèvres et la violence dans les veines. Ça, c’est son père, radical et sans scrupules. Ensuite, viennent la diplomatie, le vernis de civilisation, les principes de discussion et la volonté d’apaisement. Ça, c’est sa mère, sociable et éloquente. Puis, à la fin, il y a tout ce qui constitue le pilier de son être. Ses souvenirs, ses émotions, les traumatismes du passé et les images marquées au fer rouge sur l’écran noir de sa mémoire. Ces photos affreuses, ces reportages épouvantables, sur l’attentat qui a coûté la vie à ses enfants. Les corps désarticulés qui s’affichent à la télévision, sans aucune pudeur. Les témoins qui mettent des mots sur l’indescriptible, sans aucune retenue. Les étrangers qui se permettent de juger à l’emporte-pièce, sans aucune décence. Comment quiconque peut-il envisager une seule seconde qu’une mère dans sa situation pourrait se permettre de telles actions, alors même qu’elle a tant souffert ? Mais la si grande et si renommée directrice Rivers n’a sûrement pas pris la peine de consulter les dossiers des officiers de l’équipage – c’est certainement indigne de son temps. Inspirant profondément, Alexandria s’exhorte au calme. La fatigue pèse son poids, toutefois, car sa réponse est légèrement plus agacée qu'elle ne l'aurait souhaité.

« Je suis le genre de journaliste qui n’a pas à rougir de ses choix. Et vous, vous êtes le genre à attaquer sans réfléchir, ou on vous a équipée d’un cerveau ? »

La fatigue a certainement pesé sur les épaules d’Alexandria bien plus qu’elle ne l’avait escompté. Elle a peu l’habitude d’être perpétuellement sollicitée, la Grecque expatriée, et l’année qui vient de s’écouler a été… plus que mouvementée. Elle avait bien conscience en postulant que la charge de travail serait certainement conséquente – mais pas considérable à ce point. Pas jusqu’à la faire craquer et oublier ses bonnes manières en répondant un tout petit peu trop sèchement à la pique ridicule d’une militaire sûrement plus habituée aux combats et aux situations de vie et de mort qu’aux conversations polies sur fond de publicité et d’image à donner. Le petit rire de la directrice Rivers allège soudain considérablement l’atmosphère, et Lexie pousse un profond soupir d’épuisement, se passant sur le visage une main consternée par sa propre impolitesse. Elle a raison, en plus, la Canadienne : le prix Pulitzer a déjà été décerné à des individus dont la moralité nébuleuse est… plus que sujette à débat. Elle n’a jamais nourri de telles ambitions, la journaliste : elle n’a jamais particulièrement recherché la célébrité, et son idéal de vie impliquait ses enfants.

Tant de regrets, tant de noirs recoins qui parsèment les couloirs de sa mémoire.

Imitant la posture décontractée de la directrice Rivers, Lexie s’accoude à la balustrade à son tour, examinant d’un œil distant les scènes larmoyantes se déroulant en contrebas. Oui, un défi, c’est vrai – la Grecque aime se dire qu’elle pourra faire ses preuves, loin de l’ombre mafieuse de son père, loin de la réputation flatteuse que lui donne le nom de feue sa mère. Cinquante ans dans les étoiles, dont trente éveillée, à faire… clairement autre chose que ce à quoi la vie l’avait destinée. Une idée intéressante. Un plan séduisant. Mais pas l’essentiel de ses raisons, non. Loin de là. « L’aventure m’a plu également. J’aime le principe de devenir une exploratrice, d’aller là où personne d’autre n’est allé avant, mais la vérité c’est que mon départ est plus une fuite de la Terre qu’une course vers l’inconnu. Je n’ai plus rien qui me retienne ici. Juste des mauvais souvenirs. Et le deuil de mes enfants. Il n’y a plus rien pour moi sur cette planète, alors pourquoi ne pas aller voir ailleurs, hein… ? » demande-t-elle à mi-voix, plus à elle-même qu’à son interlocutrice.

Il ne lui sert à rien de rester à Athènes s’apitoyer sur son sort, pas vrai ? « Autant faire quelque chose de… constructif. C’est une bien jolie distraction, vous ne trouvez pas ? »

Combien ? Combien sont-ils, parmi l’équipage à l’entraînement, à voir leur embarquement comme le moyen de fuir un quotidien devenu trop insupportable ? Combien sont-ils, à voir le départ comme une bouée de sauvetage, pour mettre un terme définitif à une existence trop douloureuse, pour enfermer à jamais de trop sombres souvenirs dans les méandres de leur mémoire ? Combien sont-ils, à chercher comme Lexie le salut au milieu des étoiles… Elle en a une petite idée – elle a parcouru une quantité de dossiers pendant la réalisation de la foule de reportages suivant la préparation de Voyager. Elle sait bien, que l’aventure cache parfois le deuil, la nostalgie, le chagrin, le désespoir. L’insupportable solitude du survivant. La culpabilité, de n’avoir pas pu changer les choses, de n’avoir pas su protéger ses êtres chers. La révolte, devant la cruauté de la mort, devant l’injustice de la séparation. Le déni. Et la peine, qui devient la compagne du quotidien, vibrant rappel de tout ce qui a été perdu.

Oui, ils sont quelques-uns dans cette situation – Ellen incluse, de son propre aveu, et Lexie opine silencieusement du chef. Oui, elle sait ; elle sait aussi que la seule parente survivante de la redoutable militaire a été imposée comme faisant partie de ses bagages, et réserve son opinion sur la jeune Meghan. Ce n’est pas un secret – l’attentat a fait les gros titres, à l’époque, et Lexie se rappelle de son élan de sympathie pour les malheureuses rescapées. Pas de pitié, non, l’instinct lui souffle qu’Ellen n’est pas femme à accepter la commisération d’autrui sans se vexer ; mais juste de la sympathie, de celle qui comprend l’atroce réalité du deuil.

La question ne la surprend pas. Beaucoup cherchent à savoir. La Grecque n’aime pas en parler, mais la militaire lui semble aborder le sujet avec respect, sans la curiosité malsaine de certains, alors… Peut-être qu’elle peut lui raconter. « Quand j’étais plus jeune, j’ai commis l’erreur d’épouser le mauvais homme. Je le pensais honnête, mais il m’a volé mes enfants, et il est reparti dans son pays. J’allais les récupérer, quand une bombe a explosé dans la rue où ils se trouvaient. » Lexie baisse le regard vers ses mains croisées sur la rambarde. L’amertume est toujours là, des années plus tard. Comme un arrière-goût de bile, au fond de sa gorge : la boule de haine envers Nassim. Le manque affreux de Jamal, de Valentina. « 15 août 2013. Beyrouth. J’ai perdu mon fils et ma fille parce qu’un Libanais en route pour rejoindre sa maîtresse a cru être en droit de me les prendre. » Ses mains se crispent en poings serrés, et Lexie lutte pour ne pas laisser transparaître toute la violence de sa détestation. Elle abhorre à présent le pays du cèdre, tout ce secteur géographique dans son ensemble, les musulmans dans leur globalité, et même plus largement tous ceux ayant de quelconques liens avec le monde arabe. Mais c’est une politicienne, la journaliste endeuillée – et elle sait cacher ses opinions sous un masque de politesse.

Non, ce qu’elle montre, ce qu’elle peut se permettre de laisser voir, c’est la blessure béante de son cœur ; ce sont les larmes qui ont creusé ses joues, pour ces deux enfants qui n’avaient rien demandé et que la folie des hommes a condamnés.

Elle a raison, la militaire : il y aura toujours un sale con, quelque part, pour empêcher les honnêtes gens de vivre leur vie en paix. Bien que Lexie ne soit pas totalement honnête, et que son existence quotidienne ne soit pas réellement paisible non plus ; mais l’idée est là. Toujours un empêcheur de tourner en rond, toujours un importun venu encombrer des plans soigneusement élaborés. Toujours. Sauf que cette fois, le prix à payer a été deux enfants, innocents de tout crime, coupables seulement d’être nés du mauvais père. Si les petits étaient restés avec elle, ils seraient saufs, Lexie en est persuadée. Convaincue. D’où la rancune tenace qui s’est enracinée en elle et qui, petit à petit, dévore toute douceur qui restait au fond de son cœur.

« Mon aîné s’appelait Jamal. Il avait 4 ans quand l’attentat a eu lieu. Il aurait sûrement été un poète : c’était un enfant calme et curieux de tout, très doux et câlin. Ma fille… Elle s’appelait Valentina. Elle n’avait que 2 ans. C’était déjà une guerrière, vous voyez ? Courageuse, à ne jamais pleurer, une vraie aventurière. Elle aurait été une femme vaillante, une vraie meneuse… Et on leur a volé tout ça. » Un soupir nostalgique s’échappe, et le regard de la Grecque se perd dans le lointain. « C’est le pire, je crois, dans toute mort prématurée : le gâchis de tout ce qui aurait pu être. Tout ce qui aurait pu être accompli… Mais je ne vous apprends rien, » ajoute-t-elle en reportant le regard sur la Canadienne. « Vous-même avez perdu une part importante de votre famille, je crois. Ça n’est jamais facile. » Et cette phrase sonne comme une platitude, même si Lexie est fermement convaincue de ce qu’elle dit. « Jamais. » ajoute-t-elle d’une voix sourde. « Espérons que ce voyage nous donne l’occasion de laisser tout cela derrière nous. Personnellement, j’ai besoin de ce nouveau départ. » conclut-elle en baissant le regard vers ses mains jointes appuyées sur la rambarde.