La dernière croisade

Pourquoi est-ce que ça fait… ça ?
Sourcils froncés, cheveux en pagaille, Rhiannon épluche méthodiquement un code complexe. Imprimé sur du papier de brouillon, crayon de papier à la main, elle barre au fur et à mesure qu’elle élimine les causes possibles de bug, cherchant à comprendre pourquoi ce foutu opérateur s’obstine à ne parler que le russe. Non que cela dérange le directeur Minaïev, évidemment ; mais tout le monde ne dispose pas d’une connaissance pointue dans ce langage, que d’ailleurs Rhiannon ne se souvient pas avoir implémenté dans le codage de base des opérateurs sur lesquels elle a travaillé. Celui-là n’en fait pas partie : c’est un de ceux auto-conçus par Hécate pendant leur long sommeil, en utilisant les progrès scientifiques et surtout techniques envoyés depuis la Terre après leur départ. Et force lui est de constater, à la courroucée rouquine, que la programmation de ces opérateurs-là est assez… étrange. Sur la plupart de ceux qu’elle a pu attraper, elle a passé une mise à jour régularisant les petits bugs, mais pour certains… impossible, ils semblent revenir spontanément à leur programmation de base. Sans qu’elle n’arrive à comprendre comment c’est possible, à part si Hécate les reprogramme elle-même… ? Il n’y a aucune trace d’une quelconque action de sa part, mais si elle efface les logs, comment savoir… ?

Inquiétante idée.
L’arrivée inattendue d’une autre rouquine l’en distrait temporairement – visiblement, Poppy a décidé de partir en guerre contre le suppôt de Satan qui s’attaque aux portes de la station avec une redoutable motivation. « Le Visseur Fou ? J’essaie de l’attraper depuis des mois, oui, mais il est rapide, ce barbare ! » Et il connaît visiblement très bien les conduits de maintenance dans lesquels un humain se faufilerait difficilement, mais tout à fait à la taille d’un opérateur. Satané terroriste bringuebalant ! Terroriste, et voleur apparemment. « Oui, je l’ai vu racketter Ramsès II dans l’Arboretum… Pour un pauvre écrou, franchement… » Le pauvre Ramsès refuse depuis d’y retourner – c’est pourtant le seul lieu où il peut se déplacer à peu près correctement, vu qu’il avance systématiquement de profil, comme sur les hiéroglyphes égyptiens. Ce qui a nettement influencé la réflexion de Rhiannon quand elle lui cherchait un petit nom plus flatteur que OP-59746-MT…

La proposition de sa consœur lui plaît, en tout cas ! « Si on peut récupérer ce qu’il a volé ce serait bien, oui, le département de maintenance en a sûrement besoin ! Si on arrive à le coincer, il faudrait qu’on essaie de le ramener, que je le reprogramme… » Ou qu’elle le démonte complètement pour le recycler en pièces détachées. Ça, c’est un bon projet aussi. D’un geste décidé, la Galloise pose son crayon et parcourt des yeux son bureau – avant de passer dans l’atelier adjacent, cherchant du regard… là ! Une superbe clé à molette, de dimensions plus que respectables, qui fera sûrement une arme contondante acceptable. « Si jamais il s’approche trop près, avec sa visseuse, on l’assomme. » Bon, c’est pas les muscles ridicules de Rhiannon qui lui feront grand-mal, mais Poppy a l’air dangereuse un peu – enfin, elle lui fait un peu peur, parfois – donc ça ira. Pas besoin de déclarer au directeur de la sécurité son arme improvisée, Rhiannon est confiante : Visseur Fou, pour toi, c’est le début de la fin !

L’œil inquisiteur, elle reporte son attention sur sa collègue. « Tu sais à peu près où il est ? Parce qu’il se déplace vite, le bougre. »

Reset ou pas, elles arriveront bien à faire rentrer l’opérateur dissident dans les rangs, Rhiannon en est persuadée. Et si un bon formatage n’y suffit pas, ce n’est pas grave : elles auront recours à la section contondante de leurs arguments, et il se pliera à leur raisonnement, c’est obligé. Il y a bien une inquiétude diffuse, dans les recoins sombres de l’esprit de la rouquine, mais pas au niveau de leurs compétences de chasse. Non, ce qui la préoccupe en sourdine, et qu’elle n’a pas osé vraiment révéler à quiconque, c’est le comportement d’Hécate qui semble échapper à la logique de sa programmation, par moments. Dans quel but a-t-elle programmé le Visseur Fou ? Et surtout, pourquoi donc le protège-t-elle ? Parce qu’elle le protège, Rhiannon en est convaincue : comment expliquer sinon qu’il continue, envers et contre tout, à échapper à toute détection, à tout pistage ?

Et pourquoi le directeur de la sécurité ne veut-il pas leur donner accès aux caméras fonctionnelles pour essayer de repérer la boîte de conserve psychopathe ? Est-ce qu’il est complice, dissimulé sous ses apparences de détestation des opérateurs ? Le moins que l’on puisse dire du directeur Jaafar, c’est qu’il est bien trop effrayant pour que Rhiannon ose lui poser la question. Elle l’évite même dans les couloirs, toute intimidée par son regard sévère qui semble toujours un peu suspicieux. Surtout quand elle se promène avec une clé à molette. Comme si elle était une dangereuse délinquante en chemin pour agresser un innocent quidam passant au mauvais endroit au mauvais moment. Ce n’est pas parce que certains se battent à coups de club de golf que le reste de la station a les mêmes occupations… !

Pas besoin de faire appel à lui en tout cas, pas avec Poppy à ses côtés : l’ingénieure a repéré le terroriste du bord, et la chasse est lancée. « On y va ! » approuve Rhiannon, d’un hochement de tête énergique qui envoie virevolter ses boucles. Et les voilà parties sur le sentier de la guerre, les deux scientifiques, lâchées aux trousses d’un gibier d’une nature bien particulière parti ourdir quelque nouveau méfait mettant en péril la sécurité de la station et le confort de ses habitants. Elles errent un moment dans les couloirs, à la poursuite du fugitif – mais il ne cesse de se déplacer, pour dieu sait quelle raison. « Mais qu’est-ce qu’il fabrique, à la fin ? On est déjà passées par là trois fois, et il n’y a aucune porte vissée, alors… ? » Alors, quoi ? Est-ce qu’il a trouvé une autre activité pour occuper ses journées ? Que visse-t-il à présent ? Les trappes de ventilation ? Priant ardemment pour qu’il n’ait pas développé de nouvelle lubie encore plus dangereuse que la précédente, Rhiannon se persuade qu’elles vont réussir à débusquer le misérable enquiquineur. Qui s’est tenu étrangement tranquille depuis quelques jours, à part ce vol de boulons affreusement suspect. Qu’est-ce qu’il en fait ? « Tu n’as aucune idée de ce qu’il trafique avec ce qu’il a volé ? A quoi ça peut bien lui servir ? Tu penses qu’il aurait pu se fabriquer un genre de… de pistolet à boulons… ? »

Impossible de savoir avec certitude si Poppy a une idée réelle du chemin à suivre – Rhiannon a un sens de l’orientation absolument déplorable, et suivre sa rousse-sœur lui convient parfaitement. Cela lui évite d’avoir à trop réfléchir à ce qu’elle fera si elle tombe vraiment nez à visseuse avec le démon mesquin du bord : sa collègue a l’air de savoir ce qu’elle fait, et c’est très bien comme ça ! Qu’elle ouvre la voie ! Malheureusement, cela lui laisse tout le loisir de songer à d’autres choses – au fait qu’ils n’ont toujours pas repéré de planète pouvant les accueillir, par exemple (bon, OK, les chances sont astronomiquement faibles, mais on peut toujours espérer). Aux rations qui semblent perpétuellement osciller entre le « juste-assez » et le « famine-bientôt », malgré les efforts remarquables du département de Teddy. À ces gens qui dorment encore, et qu’elle va voir, parfois ; contemplant les visages sereins sous leur sarcophage de verre, heureux dans l’oubli. Une part d’elle les envie, tandis que l’autre moitié est excitée de vivre ça. Même si le stress commence à être un peu beaucoup à gérer. Tout, pour ne pas penser à Hécate. Surtout, ne pas penser à l’IA et à ses étonnantes capacités.

Un boulon, par terre. Poppy s’en empare : les voilà définitivement sur la bonne voie ! Qu’est-il venu faire par ici, ce fichu saboteur ? « Le Petit Poucet ? Je t’avoue que je sais pas trop ce qui a été programmé dans sa personnalité : Hécate l’a fabriqué toute seule, je pense que c’était le premier prototype, si j’interprète correctement les timestamps. Il a tourné en rond tout seul pendant des années, il y a eu au moins deux siècles avant que les suivants ne sortent des chaînes de montage, alors je sais pas… Je suis même pas sûre de comprendre ce qu’elle a essayé de faire. » Et Rhiannon n’en dira pas plus. Pas là où n’importe qui – n’importe quoi – pourrait les entendre. Un regard lourd de sens vers Poppy, et la spécialiste des IA reporte son attention sur le cliquetis métallique évocateur qui résonne non loin. « Je suis d’accord. Il doit pas être loin. »

Sur son pad, Rhiannon tapote quelques touches, fronçant le sourcil lorsqu’un tag familier apparaît dans l’une des salles voisines. « Attends. Je le reconnais, celui-là, c’est un des miens. » Un des siens : un de ceux qu’elle a programmés depuis son réveil, calqués sur des personnalités historiques. Le premier, en fait : la charmante et terriblement timide Lady Diana, maladivement craintive, qui est d’une politesse impeccable mais se montre vraiment, vraiment très timorée. « C’est Lady Di… Qu’est-ce qu’elle fout là ? Mais je crois pas qu’elle ait piqué de boulons, alors il a dû quand même passer par là, mais je pense qu’il n’y est plus, sinon elle y serait pas, elle… il doit la terrifier, ce monstre. » maugrée-t-elle, presque plus pour elle-même que pour Poppy.

C’est évidemment le moment choisi par un vzzt-vzzt caractéristique pour venir détromper sa théorie. « … Tu crois qu’il la séquestre… ?! »

Si. Terrifiant. C’est le bon mot pour désigner le Visseur Fou. Rhiannon elle-même ne l’approche qu’avec immense prudence, et la plupart du temps, elle se contente même de l’éviter soigneusement. Tout l’équipage en a peur, de ce terroriste des portes et des coursives ! Même le tout-puissant directeur de la sécurité le craint, la rouquine en mettrait sa main à couper ! Même les aliens le respectent, c’est quasiment certain. Si les choses avaient tourné autrement, il aurait certainement été le dieu sans pitié d’une tribu assujettie dans la crainte. Qui sait, si Voyager survit et que l’humanité parvient à se reconstruire, peut-être que dans quelques siècles cela deviendra effectivement le cas ? La scientifique frémit rien qu’à cette idée, et la chasse bien rapidement de ses pensées. Il y a plus urgent, là maintenant !

L’individu s’approche, et la tension augmente, dans la pénombre ambiante. L’atmosphère se charge d’une angoisse diffuse digne des meilleurs chefs d’œuvre de l’épouvante, et Rhiannon lutte contre l’envie insistante d’agripper la main de sa collègue pour se rassurer. Elle n’a jamais été particulièrement courageuse, sauf en tout dernier recours, et la tentation est forte de se glisser derrière l’autre rouquine pour s’y faire toute petite. Mais bon, cela ne servirait à rien : les capteurs embarqués du Visseur Fou lui permettraient de la voir sans aucune difficulté, et la roboticienne risquerait de se vexer. Et voilà que Poppy tente de négocier ! Louable initiative, si tant est que l’infernale machine soit équipée des lignes de code nécessaires à l’interprétation de la diplomatie…

Vzzz-vzzzzt, fait la visseuse en tournoyant d’un air… menaçant. Oui, parfaitement, menaçant ! Rhiannon s’aplatit contre le mur de son mieux, cachant soigneusement son arme improvisée dans son dos. Vu d’aussi près, la machine cinglée ne lui donne absolument pas envie de fanfaronner, et s’il veut absolument récupérer ses boulons, eh bien… « Peut-être qu’on pourrait les lui laisser, non ? Est-ce qu’on en a vraiment besoin, après tout ? » chuchote la spécialiste des IA à sa consœur en rousseur. Oui, après tout – est-ce qu’une poignée de boulons en plus ou en moins fera une réelle différence dans le grand ordre des choses ? Ce n’est pas comme s’ils n’avaient pas d’autres manières de réparer la station, d’autres systèmes pour coller ensemble des trucs ! Du scotch, par exemple, l’inventaire en mentionne tout un stock de rouleaux à usage militaire, c’est forcément tout aussi efficace que quelques boulons rouillés. A bien cherche,r il y a sûrement aussi tout un ensemble de bobines de fil de fer de toutes les épaisseurs possibles et imaginables, pouvant fort commodément attacher des… choses métalliques… à d’autres choses tout aussi métalliques. Place à la modernité, enfin ! Les vis et les boulons, c’est si primitif, il faut bien le reconnaître – limite médiéval. Non, vraiment, la superglu, c’est l’avenir de Voyager ! Rhiannon est tout à fait prête à réunir un comité officiel d’études des systèmes de fixation pour trouver de nouvelles manières fiables d’accrocher des machins ensemble.

Tout, plutôt que de contrarier l’opérateur qui agite présentement sa visseuse sous son nez.

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