Peter Rosewood - L'histoire est la mémoire du monde...

• 4 juin 1982 : Je suis né. Oui, je sais, dit comme ça, c’est un peu pompeux, mais il faut bien commencer par quelque chose non ? Je ne pourrais pas parler de ce jour-là, bien évidemment, tout ce que j’en sais n’étant que les histoires que ma mère Sarah, pianiste d’origine allemande aimait à me raconter. Elle adorait répéter qu’il faisait très chaud ce jour-là et que mon père était encore en train de travailler. Il était attaché d’ambassade à l’époque, mais je sais qu’il n’aurait manqué ma naissance pour rien au monde. Ils avaient déjà essayé d’avoir des enfants à plusieurs reprises. Combien ? Ils ne l’ont jamais dit. Mais je me souviens du regard voilé de ma mère quand je demandais pourquoi je n’avais pas de frère ou de sœur. Et j’ai bien vite arrêté de demander.

• 9 novembre 1989 : Je crois que c’est le premier vrai souvenir que j’ai en vérité. Qui ne soit pas raconté par quelqu’un, qui ne soit pas juste un ensemble de sensations, de sentiments que j’essaie parfois de rattacher à quelque chose de plus concret. Parce que des souvenirs du genre, j’en ai un paquet, on va pas se mentir. Surtout de ma mère qui jouait du piano alors que le monde semblait parfois encore un peu flou autour de moi. Je n’ai pas mémoire de notre maison à Londres mais les contours de celle de Berlin-Ouest continuent de flotter dans mon esprit, là où mon père avait réussi à être muté après de nombreuses demandes et un parcours remarquable comme aimait à le dire ma mère. Si la situation était tendue, je n’en avais pas du tout conscience, tant j’étais entouré d’amour dans ce petit cocon.

Plus tard, j’apprendrais la vérité. Pourquoi nous sommes là. Quand je rencontrerais David et Monica. Les parents de ma mère donc. Qu’elle n’avait pas vu depuis près de 30 ans parce qu’ils étaient de l’autre coté de ce mur que j’ai vu tomber de mes propres yeux.

Je me souviens encore de ce jour-là. Des yeux brillants de larmes de mon père quand il a regardé je ne sais plus quel bonhomme à la voix bizarre parler à la télévision. Il a tourné les yeux vers ma mère et il lui a dit que le moment était venu, qu’elle allait enfin pouvoir les retrouver. Elle a pleuré et m’a serré dans ses bras avant de m’habiller chaudement. Pour qu’on se retrouve dans les rues bondés. Je crois que plus jamais je n’ai vu autant de gens pleurer et rire en même temps. Pour l’enfant que j’étais, c’était totalement surréaliste. Je me rappelle surtout avoir été fatigué et m’être demandé pourquoi tout le monde s’agglutinait autour de ce grand mur.

Pour la première fois, je vivais l’Histoire. Voilà ce que m’a murmuré mon père qui me gardait tout contre lui.

Il a fallu pourtant des heures pour les retrouver. Pour les rencontrer. Pour capter cette lueur malicieuse dans les yeux de grandpa qui a réussi à m’apprivoiser en quelques mots à peine, alors que je ne comprenais même pas ce qu’il me disait. Mais il y a des choses qui ne s’expliquent pas. Et cette rencontre, dans les rues d’un Berlin enfin redevenu lui-même, en fait partie.

• 3 mars 1994 :Je n’ai toujours pas décidé si je regrettais ou non de me souvenir aussi bien de cette journée. Et pourtant, c’est elle qui a tout fait basculer, qui m’a donné envie de devenir celui que je suis aujourd’hui.

Je crois qu’il faisait beau. En vérité, je ne me souviens plus vraiment. Et ça n’a pas grande importance. Il aurait pu y avoir le plus beau soleil du monde, ça n’aurait rien changé. Parce qu’il faisait froid, terriblement froid. Je devais marteler sans cesse mes pieds sur le sol gelé pour ne pas avoir l’impression qu’ils s’engourdiraient au point que je ne puisse plus jamais les sentir. Je sais, c’était idiot, mais à 12 ans, difficile d’avoir un sens des réalités parfaitement aiguisé.

Et j’ai écouté mon grand-père parler. De cette voix douce qui berçait nombre de mes soirées, quand ma mère était encore hospitalisée.

« Tu dois savoir Peter. C’est ton passé. C’est ton devoir de mémoire que de tout faire pour que ce qui est arrivé ici ne soit jamais oublié. Comme tous les malheurs qui ont pu toucher notre terre. C’est l’histoire qui nous permettra de ne pas répéter les mêmes erreurs. Et il n’est jamais trop tôt pour apprendre, quoi qu’en dise ton père. »

Une légère désapprobation dans sa voix alors qu’il se frottait le bras, le regard perdu dans le vide. Une série de numéros un peu effacés par le temps, qu’on lui a tatoué ici. A quelques dizaines de mètres de ces rails qui semblent s’arrêter au beau milieu de nulle part. Comme si c’était le bout du monde, la fin de tout. Je me souviens avoir eu un frisson et m’être senti infiniment triste. Mais avoir commencé à comprendre ce que voulait dire mon grand-père.

Surtout quand ma mère est morte quelques mois plus tard. Ne jamais oublier. Faire toujours en sorte que quelqu’un, quelque part, sache ce qui s’est passé.

• 1er septembre 2000 : Je suis entré à Oxford avec l’arrivée du millénaire. J’étais plutôt fier, d’avoir été accepté, de pouvoir étudier l’histoire dans cet endroit prestigieux. J’y ai passé huit ans. Huit années bien chargées, on ne va pas se mentir. Et je suis sorti de là titulaire d’un doctorat, apte à enseigner et à essayer de transmettre ce que j’avais appris, compris sur le monde qui nous entoure. Un sacré défi n’est ce pas ? Presque autant que de survivre aux compétitions de rugby. Des parties déchainées, des amitiés solides nouées sur le terrain et en dehors. Si je n'étais pas spécialement doué, j'étais au moins appliqué, comme pour tout ce que je faisais. Et je ne m'en sortais pas si mal. Je suppose.

J’y ai aussi rencontré Lizzie, étudiante en médecine avec qui tout a semblé comme évident, facile, dès le premier regard. S’installer ensemble, alors que je finissais mes études, m’a paru tout à fait normal. Comme de lui offrir la bague de fiançailles qui ornait son doigt. Rien de bien passionnel, on va pas se mentir, mais mon père ne s'était jamais remis de la mort de ma mère. Et je n'avais pas envie de revivre la même chose. Et puis, c’était avant que tout bascule pour moi.

• 2008 – 2015 : Durant cette période, j’ai multiplié les conférences et les publications. J’étais même parfois sollicité par l’ONU en tant que spécialiste en conflits du 20ème siècle et je commençais à être reconnu parmi mes pairs. Autant dire que, dans un milieu où si on a moins de 60 ans et qu’on a pas besoin d’un appareil auditif il est difficile d’être entendu, j’étais plutôt content de moi et de l’exploit.

Lizzie commençait même à avoir des velléités d’enfant. Autant dire que ça ne m’enthousiasmait pas plus que ça alors que je lui répétais tous les jours ou presque que les hommes ne semblaient pas vraiment avoir compris la leçon, que les erreurs de l’histoire semblaient être vouées à se reproduire. Dire que je devenais aigri était peut-être un peu extrême. Mais, en tout cas, j’avais du mal à croire que les humains pouvaient vraiment apprendre.

Et la mort de mon grand-père ne m’a probablement pas aidé. Si ce n’était pas arrivé, je ne suis pas sûr que j'aurais vraiment prêté attention à ce projet, que j'aurais cherché à en savoir davantage. J’en ai entendu parler par des collègues au départ. Avant que des amis travaillant à l’ONU ne me demandent si je n’étais pas intéressé.

Et puis, j’ai reçu une invitation officielle. Il leur fallait quelqu’un pour consigner cet évènement, pour témoigner mais aussi vivre cette expérience. Une espèce de mémoire vive de la mission. Et j’avais visiblement déjà fait une forte impression auprès de certains membres de l’ONU. Suffisamment pour que ce soit mon nom qui soit cité en premier.

J’ai hésité au début. Après tout, un tel voyage, ce n’était pas rien et le jour où nous reviendrions, tout aurait changé sur terre. Est-ce que c’était vraiment ce que je voulais ? Il m’a fallu plusieurs mois pour répondre à cette question, avant de réaliser que oui, je ne me contentais pas de fuir mais que j’avais hâte de vivre cette expérience.

Et puis, je me suis dit que c’était ma chance. D’être le témoin de ce qui serait probablement la plus grande aventure dont l’homme serait capable, que cette fois, peut-être, quelque chose de bon pourrait vraiment arriver.

Alors, j’ai accepté.

Lizzie n’a pas compris. Il y a eu des larmes, des cris. Des menaces. Je n’ai même pas songé à lui proposer de m’accompagner. Notre vie ensemble s’arrêtait là, j’en étais parfaitement conscient même si rien n'était encore totalement acté. C’était comme si l’absence de passion entre nous prenait enfin tout son sens. En n’étant plus vraiment attaché à qui que ce soit, c’était plus simple de quitter la Terre non ?

• 2015 – 2018 : Les mois qui ont suivi ont été étranges. C’était comme si je disais adieu petit à petit à ce qui avait fait toute mon existence ou peu s’en faut. Et j’ai aussi passé de nombreuses heures à fixer ma valise, me demandant ce qui pourrait avoir assez de valeur pour moi pour entrer dans ces 25 kilos auxquels nous avions droit. Un choix cornélien où la raison et les sentiments se sont affrontés durant des semaines, si ce n’est des mois. Mais j’ai fini par y arriver, par prendre les souvenirs les plus précieux et m’accommoder du côté pratique nécessaire à une telle expédition, tout en songeant que je regretterai probablement certains de mes choix.

La formation en elle-même s'est plutôt bien passée, même si je n'ai pas été le plus brillant dans certains exercices, je me suis montré attentif et toujours prêt à apprendre, à écouter, essayant d'occulter les appréhensions qui germaient petit à petit.

• Décembre 2018 : Jusqu'au jour J. Ce moment où j'ai été installé dans mon caisson, où j'ai vu la lumière de la terre pour la dernière fois avant ce que je pensais être de longues années. Les adieux avec mon père ont été plus faciles que je l'aurais cru. Il était déjà probablement résigné à me perdre aussi et cette façon était probablement moins pire qu'une autre.

• 24 mai 2919 : Le réveil. Il ne reste plus que nous. Maintenant, c'est à nous d'écrire notre histoire.