Les génies du mal

C’est un désastre. Tu n’as même pas les mots pour quantifier l’ampleur de la catastrophe, Lexie : tu en es réduite à survivre, au jour le jour, perpétuellement assoiffée, la migraine menaçant de vriller tes temples, le cheveu emmêlé et l’œil hagard. Tu as tenté de garder le contrôle de l’équipage, pourtant, en tâchant de te montrer aussi optimiste que possible – nos astronomes font tout leur possible, monsieur ; il n’est pas question de sélectionner une partie de l’équipage à euthanasier, madame. Les platitudes et les phrases creuses, malheureusement, ça n’a fonctionné qu’un temps ; et tu commences à envisager que les choses n’en viennent aux mains tôt ou tard. Et si jamais c’est la loi du plus fort qui s’instaure à bord, tu ne miserais pas spécialement sur tes propres chances de survie… Il te faudrait de quoi te défendre, une arme – tu sais t’en servir, ton père y a veillé – mais c’est un Libanais qui contrôle l’accès à l’armement. Ces gens-là ne sont absolument pas fiables – un Arabe, enfin, mais qu’avaient-ils en tête, les huiles des hautes sphères, quand ils ont mis un terroriste en puissance à la tête des services de sécurité ?! Le commandant Sheridan était raisonnable, lui au moins – tu te rappelles qu’il semblait très cordial à ton endroit. Même si son regard avait tendance à ne pas spécialement fixer tes yeux quand il s’adressait à toi. Lui, tu aurais sûrement pu en faire un allié – mais l’Arabe chauve qui te regarde toujours avec la suspicion tatouée sur le front ? Pfeuh !

Te voilà réduite aux expédients. Il va te falloir des alliés, pourtant, rapidement – tu n’as pas spécialement envie de faire partie du premier lot de sacrifiés. Ni du suivant. En fait, tu as la très ferme intention de faire partie des survivants. Voire d’être la dernière. Tu refuses de t’avouer vaincue – pas avoir parcouru tant de chemin ! Pas après être venue si loin ! C’est vraiment crétin, comme mort, après les aliens, les planètes hostiles, le vide spatial et les 106 périls internes de Voyager. Il y a forcément une solution, n’est-ce pas ? Il y a forcément une solution. Tu as bien essayé d’entrer en contact avec ceux de l’équipage que tu sais avoir des contacts avec les milieux très confidentiels du crime organisé qui sont alliés à celui dont tu proviens, mais la majorité d’entre eux dort encore. Il y en a un qui serait peut-être intéressant, toutefois : celui qui vient de t’envoyer un mail t’informant de son passage à ton bureau. Il ne t’a même pas demandé si tu étais disponible, ce goujat – encore que, il doit bien se douter que tu lèves le pied sur les messages de propagande pour ne pas provoquer inutilement l’équipage, et tes parties de Mah-Jong ne sont pas si urgentes que ça. (Tu t’ennuies tellement que Hécate t’a proposé de jouer à Candy Crush. Tu l’as insultée. En grec. Tu n’es pas une adolescente.)

Tes quelques contacts t’ont soufflé que Stephen Lloyd est des vôtres, mais vous n’en avez jamais vraiment parlé. Comment savoir à qui se fier ? Hécate n’irait-elle pas tout répéter à l’islamiste de la sécurité ? Mais l’homme qui fait irruption dans ton sanctuaire a raison : ça ne peut plus durer. Opinant du chef, tu jettes un coup d’œil à l’écran de son pad. Tu connais ces visages : tu as toi-même élaboré tout un tas de listes pour tenter de savoir qui expédier dans l’espace à la première occasion. Le Libanais est en tête de la plupart de ces listes, avec l’intégralité de ses co-religionnaires qu’il faudrait tous abandonner sur la première planète, et les profils dangereux : ceux qui seraient susceptibles de résister à un putsch bien orchestré. Le spécialiste tactique des pilotes. L’Irlandais et la Portoricaine. On y trouve le reste des inutiles : la coach sportive, la rouquine qui parle aux machines – les deux rouquines, d’ailleurs – la couturière. Magdalena. Tu l’aimes bien, pourtant, la décoratrice névrosée, mais il faut voir les choses en face : si ta survie est en jeu, tu te débarrasseras d’elle sans scrupules.

Tapotant ton bureau du bout des doigts, tu invites Stephen à s’asseoir. « Tu gaspilles de l’air. Reste tranquille. » Tu as décidé de laisser tomber la politesse obséquieuse : vous n’avez plus vraiment de temps à perdre à tourner autour du pot. « On est d’accord : ça ne peut pas continuer comme ça. Et je pense qu’on a eu la même idée. » poursuis-tu en désignant de l’index le pad posé devant toi. « Ce sont des choix difficiles, mais il faut bien que quelqu’un les fasse. La première, c’est la gouverneure. Sans elle, tu deviens l’autorité civile à bord. J’ai tâté le terrain, mais elle refuse de voir la réalité en face. Qu’est-ce que tu proposes ? »

Disclaimer:

Il a l’air excédé. Oh, tu comprends très bien – qui ne serait pas à bout, dans de telles circonstances ? La gouverneure Wang semble se complaire dans la parlotte et la négociation, et tu en as par-dessus la tête de tenter de remonter le moral à tout le monde à bord. Oui, c’est la merde, oui, tout le monde va mourir. Ce ne sont pas trois ou quatre jolies formules et un sourire niais qui vont arranger les choses, bon sang ! Toi, tu es une femme d’action – c’est ce que ton père t’a appris, c’est ce que la mafia t’a enseigné. Prendre les choses en mains et agir, c’est ça qui va vous sauver ! Ou du moins, qui va vous permettre de vivre plus longtemps. Que les autres, en fait. Si tu réussis à t’allier aux bonnes personnes, à soigneusement choisir qui va assurer tes arrières, tu es à peu près certaine de figurer au nombre de ceux qui livreront le dernier baroud d’honneur contre la mort qui vous guette.

Stephen est réveillée depuis plus longtemps que toi – il bataille sûrement avec Mei-Lin depuis un bon moment. Mais maintenant, tu es là : il n’est plus seul à tenter de changer le cours des choses, et à vous deux, vous pouvez aller loin. Votre petit groupe de pirates peut accomplir beaucoup, si vous arrivez à placer chacun au bon endroit. Mais pour ça… la gouverneure est un réel obstacle, qu’il vous faudra soigneusement éliminer.
Si besoin, au premier sens du terme.
Tu n’as peur de te salir les mains.

Lentement, tu opines du chef, cherchant à suivre les circonvolutions de son plan. Le scandale, ça te connaît bien – tu as une formation de journaliste, quand même, à la base, et tu t’y connais un peu côté manipulation de l’opinion publique. La masse populaire n’a pas forcément besoin de réfléchir si tu lui fournis des idées toutes prêtes, pas vrai ? Mais il faut bien reconnaître que les huiles du projet sont loin d’être des crétins, à ta grande contrariété. Même le gamin qui dirige l’Arboretum, le directeur Campbell – normalement, ce genre d’individus, tu les enroules autour de ton petit doigt, mais non ! À ton grand dam, il a résisté à toutes tes tentatives de charme, te traitant avec une froide et ferme politesse. Quel insupportable idiot ! S’il ne peut être subjugué par la coercition, il vous faudra l’éliminer, et placer quelqu’un de plus… raisonnable… à la tête de vos maigres réserves.
Tu te chargeras de ce travail avec plaisir.
Et l’équipage ne pourra qu’applaudir, de cette économie d’eau, une fois que vous aurez mangé les animaux !

« Il faut qu’elle soit l’objet d’une motion de révocation. L’équipage peut la remplacer, si elle commet une erreur qui mette en danger la survie de l’expédition : il faut simplement que plus de la moitié des directeurs de département en état d’éveil approuvent la motion, et un vote aura lieu. Il suffira ensuite de te présenter sous le meilleur jour possible, comme celui qui va sauver la situation… » Tu te tapotes le menton de l’index, les yeux au plafond, perdue dans tes réflexions. Il te convient très bien de faire de Stephen la figure de proue de votre coup d’état : il a le charisme nécessaire pour ce genre de projet, et tu sauras l’épauler dans l’ombre, sans attirer l’attention sur toi. « Une fois élu, tu pourras sans problème réformer la structure de l’équipage… et prendre de meilleures décisions, c’est une évidence. » Ton regard redescend d’accrocher à celui de l’ambassadeur. « Je peux m’engager là-dedans derrière toi, si tu es décidé. Est-ce que tu es vraiment capable d’accomplir ce qui doit être fait ? » demandes-tu sans ambages, franche et directe, l’évaluant du regard.

Il est toujours compliqué de déclencher la mort d’autrui, tu le sais parfaitement – cela fait partie des premières leçons mafieuses inculquées par ton père, jadis sur Terre. Tu n’aurais pas hésité à faire exécuter ton ex-mari, si cela avait été plus simple ! Mais sur Voyager, c’est encore moins évident : ici, impossible de payer un homme de main adroit pour mener cette mission et déguiser l’affaire en accident. Ici, si tu veux te débarrasser de quelqu’un, qu’il s’agisse d’aider Stephen ou de t’aider toi-même, il faudra le faire de tes propres mains, et risquer d’être balancée par le premier sas venu si tu te fais prendre.  La destitution semble moins risquée, même cela veut dire que vous accordez à Mei-Lin une chance de revenir en force plus tard.

Au fond, tu n’es pas certaine que Stephen ait réellement ce qu’il faut pour conquérir le pouvoir et le conserver ; mais si tu retires de l’équation, le groupe d’infiltrés sera livré à lui-même et risque de s’en prendre à toi. Ou à lui. Mieux vaut pour vous deux prendre la tête du mouvement clandestin, pour être ceux qui ordonnent et qui dirigent, plutôt que les victimes collatérales d’un coup d’État maladroit. Il ne manquerait plus que vous vous trouviez du mauvais côté et ne deveniez des gêneurs ! Non, la prise de contrôle des infiltrés est absolument nécessaire, et puisque tu ne peux le faire seule – la plupart ont été élevés dans une culture plutôt machiste – tu t’assureras qu’un homme soit la figure de proue du groupe, quitte à l’aiguiller dans l’ombre. Tu es forte pour ça, et quelque part, quelque chose te souffle qu’être la conseillère occulte de Stephen ne doit pas être si contraignant que ça. Et qu’il a sûrement des avantages insoupçonnés à cette position. À voir, avec le temps. Pour le moment, il faut s’assurer que la cote de popularité de l’aspirant gouverneur soit haute…

Sa question est pertinente : comment s’assurer qu’il soit celui choisi, et pas un militaire ? La réponse te semble assez évidente, et tu la lui pointes avec un léger sourire. « Aucun militaire ne voudra se charger des missions civiles. Celui qui dirige Voyager doit également veiller à tous les aspects de la vie quotidienne : le confort de l’équipage, l’approvisionnement, la répartition des ressources, les querelles de voisinage… J’imagine mal les actuels directeurs militaires vouloir se charger de la gestion habituelle des ressources humaines à bord. C’est pour ça qu’il faut un gouverneur civil, pour gérer les habitants ; et laisser les questions militaires aux militaires, voilà. Si tu te portes candidat, et que ta popularité est bonne, je doute qu’un autre civil souhaite se présenter contre toi. » Tu ponctues ton discours de ta gestuelle argumentative, lancée dans le développement de tes idées.

Comme si tu organisais une campagne électorale. Un petit rire sarcastique t’échappe, et tu passes une main lasse sur ton visage. « Pardon, je me suis un peu laissée emporter. La première étape, c’est de faire grimper ta cote. Essaie de t’occuper de toutes ces choses que Mei-Lin n’a pas le temps de gérer, ce serait un  bon début… »