Profilage

Cela faisait un peu plus de vingt-quatre heures que Pauline était réveillée. Au départ, elle s’était sentie perdue et s’était réfugiée dans sa cabine. Profitant de la solitude, elle avait laissé éclater toute sa frustration et sa tristesse. Elle avait perdu ses proches et le monde qu’elle connaissait. Mis à part sa famille, elle avait tout abandonné au nom du patriotisme. Cette fois, l’abandon était définitif, son patriotisme n’avait plus le moindre sens. Sa famille était morte, son pays n’était probablement plus qu’un tas de terre sèche inhabitable impossible à distinguer d’un autre territoire. Les pays, les frontières, les gouvernements, tout cela n’existait plus.

Elle ne savait plus ce qu’elle faisait ici. Elle qui était entraînée à garder son sang-froid en toute circonstance se retrouvait comme une petite fille égarée dans une demeure trop grande pour elle. Quelle était son rôle désormais ? A quoi pouvait-elle bien servir dans ce gigantesque espace vide.

Elle se morfondit pendant de longues heures. Sa détresse, ajoutée à la migraine, conséquence du réveil de stase, finit par l’épuiser et par la plonger dans le sommeil. Le lendemain, elle se sentit mieux, redevint maîtresse d’elle-même. Elle eut honte de s’être ainsi écroulée mais au moins, personne ne l’avait vue. Cela dit, cela ne réglait pas son problème. Quel allait être son rôle maintenant ? Une trahison d’un membre de l’équipage en faveur d’un pays plutôt qu’un autre n’était plus envisageable.

- Mais les luttes de pouvoir ne cessent jamais…

Elle avait repris le contrôle d’elle-même et l’intuition que sa présence n’était pas vaine. Elle décida de prendre la journée pour faire un petit tour du vaisseau et observer les personnes sorties de cryosommeil. Il était temps qu’elle se familiarise avec chacun d’entre eux.  Elle fit donc une petite ronde, prenant en même temps connaissance du vaisseau au-delà de la simple connaissance théorique qu’on lui en avait inculquée à l’entrainement.

Satisfaite de sa journée, elle rentra dans ses quartiers. Cette journée s’était bien passée mais qu’en serait-il des suivantes ? Elle n’eut pas le loisir de se poser la question très longtemps. Au milieu de la nuit, elle reçut un e-mail.

C’était Hassan Jaafar, son chef et il la convoquait. Elle ne savait pas qu’il était réveillé et elle en fut ravie. Son avenir en ces lieux venait de devenir beaucoup plus clair. Elle aurait des ordres, des objectifs à accomplir, c’était tout ce qu’elle souhaitait pour donner un sens à son existence.  Elle s’apprêta à toute vitesse et se rendit à l’heure demandée au lieu de rendez-vous.

Elle savait à quoi ressemblait son supérieur pour l’avoir croisé plusieurs fois lors des entraînements mais n’avait pas une opinion très arrêtée sur lui. Elle allait pouvoir être fixée. Se tenant droite, en uniforme, elle attendit patiemment son arrivée. Quand il entra, elle se redressa, se tenant au garde à vous. Quand il la salua, elle prit une position de repos et le salua en retour.

- Pauline Castel, au rapport. Directeur Jaafar. J’ignorais que vous étiez réveillés sinon je me serais mise à votre disposition plus rapidement. Excusez ma négligence.

Elle était sincère. Son travail était de savoir et elle avait négligé cela depuis son arrivée, il était largement temps qu’elle se reprenne en main…

- Je suis à vos ordres.

Pas un cheveu de travers, impeccable dans son salut comme dans sa posture. S’il n’est pas le plus maniaque des hommes, Hassan apprécie tout de même un uniforme et une tenue soignés – dernier rempart que sont les petits détails. Ils offrent à l’esprit une échappatoire, un moyen de ne pas songer au pire. Le cerveau se fascine et s’occupe des boutons brillants, du col mis correctement, de la posture et pour un temps repousse au plus loin les dures nouvelles. Lui-même a bien mis plus de temps qu’à l’accoutumée pour se préparer, focalisé sur son habillement et l’insigne sur sa poitrine ; l’espace d’un court instant, devant son reflet dans le miroir, il s’était senti comme un imposteur. Le sentiment a été bref, chassé par le devoir et l’envie d’enfouir au plus profond de lui-même tous les souvenirs d’un monde qui, de toute manière, n’est plus. Il faut faire avec le présent.
Après un vague signe de la main pour lui signifier son repos, l’officier lui répond.
« Réveillé depuis hier en fin d’après-midi. Je viens juste de prendre mes fonctions. Vous êtes pardonnée, la nouvelle des personnes réveillées n’est pas forcément justement relayée. » Certes, l’agent Mancini avait eu la nouvelle. Probablement une coïncidence.

« Bien. »
Un silence. Léger. Il sait par où commencer, mais il ne peut s’empêcher de se dire que c’est Idris qui devrait être là à sa place. Oh, elle est sûrement compétente, la Française ! Compétente comme le sont ceux de son pays en ces affaires de renseignement. Elle l’est, assurément. Mais ça n’empêche que ça aurait du être Idris. Ca aurait pu être Idris.
Son regard s’attarde un peu trop sur elle quand ces pensées l’assaillent, quelques instants où le manque le poignarde au coeur ; elle est la seule de ses spécialistes réveillée, il se devait de la voir. Aujourd’hui ou demain, la peine aurait été la même – et tout aussi vaillamment refoulée alors qu’il se détourne -, alors autant crever l’abcès.

Le quadragénaire retrouve sa contenance et se racle la gorge, droit comme un i. Il n’a pas le droit de divaguer comme ça, il n’a pas à en avoir le loisir, pas après le message inquiétant laissé par la gouverneure à son sortir de stase ; que le vaisseau sous sa protection et celle de la poignées d’hommes – et de femmes – sous ses ordres est sujet à une… A quelque chose. La présence n’est peut-être pas entièrement hostile, et il n’y a pas de trace de conflit de ce qu’il a pu voir en quelques heures.
Ca sera à lui de s’en rendre compte – et peut-être à lui de régler le problème.

Hassan entre alors directement dans le vif du sujet quand il reprend la parole.
« Je tenais à ce que nous élaborions dès maintenant notre stratégie. Que nous planifions notre collaboration au sein du Voyager. » Le libanais semble se détendre un peu en y pensant, mais jamais son ton ne faillit. Il reste égal en toutes circonstances. Ce sont des faits énoncés là, à ses yeux : la cohésion et le travail d’équipe sont essentiels. Elle le comprendra.
Elle comprendra que ses informations doivent impérativement lui remonter, à lui et lui seul. Il a des souvenirs de récits d’Idris, au sein de sa division – des informations qui se murmurent et jamais ne vont jusqu’aux gradés. Des sabotages instinctifs, des mots vendus. Pas de ça chez lui, pas sous son regard, pas dans son équipe. « Notre équipe peut fonctionner admirablement bien, pour peu que nous réussissions à nous coordonner et à communiquer. »
Il l’invite à prendre place d’un geste de la main, si elle le souhaite, sur une des chaises de la salle. Lui-même restera debout.

Son supérieur se montra froid avec elle, très professionnel, cela causa un certain contraste avec le comportement de Sara Mancini qui s'était montrée plus que familière lors de leur réveil. Intérieurement, cela la fit sourire, elle était bien plus à l'aise dans ce modèle de relation. C'était facile, c'était clair et le relationnel n'entrait pas en ligne de compte. Elle manquait un peu d'expérience sur ce dernier point pour se rendre compte que la réalité était bien différente...

Concernant le relayage d'informations concernant les personnes réveillées, elle se promit de régler cela le plus rapidement possible. Le manque de personnel ne facilitait pas les choses mais c'était son travail de savoir. Elle se rendrait rapidement chez qui de droit afin d'être certaine d'être mise au courant des prochains réveils le plus rapidement possible.

Il voulait discuter stratégie, cela me convenait parfaitement, il fallait en effet mieux être organisé afin d'éviter des conflits inutiles de rôles mal attribués ou d'initiatives de sa part non souhaitables. Le faire plus tôt possible, malgré son récent réveil et les nouvelles difficiles, était sans aucun doute la marque d'une personne qui était capable d'un profond sang-froid mais aussi d'un certain don de soi. Pauline ne connaissait mal et elle avait l'impression de voir sur son visage des origines bien loin des siennes mais ne connaissait pas son origine sociale. Ainsi, elle commença par avoir une vision plutôt positive de son chef.

- Bien entendu, cela me semble essentiel également. Concernant la coordination et la communication, ce sera comme vous l'entendez. Que souhaitez-vous, Monsieur ?

Elle pouvait communiquer les informations sur le comlink – bien qu'elle fut frileuse à une telle idée puisqu'elle pouvait toujours être retrouvée dans les données par l'une ou l'autre personne particulièrement douée en informatique -, se voir directement ou transmettre des rapports écrits, à l'ancienne – mais le papier serait rapidement une denrée rare -. De son côté, elle préférait les rapports directs qui permettaient de communiquer rapidement, efficacement et sans laisser de traces. Elle comptait sur sa mémoire pour amasser les informations, c'était l'une de ses principales forces.

Elle pensa tout de même à faire une suggestion. Après tout, elle restait spécialiste dans son domaine et devait donc partager son expertise en plus de suivre les ordres :

- Si je puis me permettre, j'ai une suggestion sur le début de mon travail. Avec votre permission, je pensais commencer par faire un point systématique sur toute personne nouvellement réveillée afin d'évaluer un éventuel risque.

Toutes les personnes présentent sur le vaisseau avaient déjà été évaluées mais cela ne signifiait pas qu'ils n'étaient pas passés entre les mailles du filet. De plus, la destruction de la terre changeait beaucoup de chose et pouvait avoir un fort impact sur la psychologie et les décisions des membres du Starship Voyager.

- La vision au fur et à mesure permettra d'éviter une surcharge de travail tout en ayant des résultats très rapidement, ce qui permettra d'anticiper les problèmes.

Elle ne le dit pas mais certaines personnes déjà réveillées lui semblaient suspectes et elle avait déjà commencé les recherches de façon autonome, ne pouvant pas deviner quand son supérieur serait réveillé.

HRP:

Dans cet univers qui déstabilise tout le monde, il ffait se donner une forme de discipline et s’attacher à respecter un code, une ligne de conduite, ne pas se perdre. Aux confins du monde connu – laissé derrière – sans une routine, sans un repère, ils en deviendront fous s’ils ne sont pas capables de se raccrocher pour un temps à ce qu’ils ont de connu. Certains répéteront des actions, segmenteront leur journée ; d’autres chercheront la solution dans le souvenir ou l’imaginaire. Hassan, lui, en s’enfonçant dans le travail pour lequel il a signé et en en gardant les codes rassurants de quand il était sur Terre empêche son esprit de totalement partir en vadrouille.
C’est pourquoi il ne perd pas son temps en palabres inutiles, zappe entièrement le comment s’est passé votre réveil ou avez-vous sur le vaisseau quelque proche dont vous souhaitez connaître l’état de stase. Déjà, pour la seconde, car il n’a pas forcément les accréditations nécessaires pour demander ce genre de choses à Hécate et qu’un refus entâcherait l’immaculé dossier qu’il est certain d’avoir dans l’imaginaire collectif. Ensuite, Pauline reste là pour travailler et fonctionner correctement, lors des heures de service : lui parler de dysfonctionnements l’impliquant en premier plan peut causer des ratés, ce qu’ils ne peuvent, là non plus, pas se permettre.
Enfin, parce qu’il s’en fout pas mal. Elle est réveillée, c’est tout ce qui compte aux yeux du Libanais.

On pourrait dire qu’Hassan a tout prévu durant son sommeil et son court repos au réveil. Pas une once d’hésitation, alors qu’il émet ses réflexions – ses ordres. Elle peut contester, il prendra en compte à condition que ça ne soit pas stupide. En sera juste un peu vexé.
(Il n’a pas l’habitude de collaborer avec une femme aussi haut placé. Elles existaient, dans son armée, mais jamais il n’en a eues sous ses ordres directs. A ses côtés au combat, oui. Ailleurs, une fois dans la hiérarchie, elles ont été de vagues noms dont il a connu les exploits. )
« Des rapports deux fois par semaine, pour l’heure, semblent suffisants. L’appellation ne sonne pas juste : le temps n’a plus réellement de sens. Pour s’épargner le mal de tête d’y réfléchir, Hassan repousse le cas épineux dans un coin de son esprit. Nous y accorderons un temps pour l’organisation des équipes, au fil des réveils, en plus de faire le point sur les situations écoulées et sur vos remarques. Si un cas de crise vient à se présenter, soyez prête à être convoquée également. » Il ne se voile pas la face et sait bien qu’il ne servirait à rien de lui dire que tout va bien aller et qu’ils sauront se contenter de rapport bi-hebdomadaires.
Le SSV dérive actuellement dans l’espace, endommagé, envahi, avec à son bord tentant de survivre une poignée de clampins décongelés.

« J’allais vous en parler. » Elle sait ce qu’elle fait, par où débuter. L’appréciation s’entend dans le ton de voix de son supérieur – sans outrepasser ses limites, elle a assez de ressources pour évoluer. Peut-être pourrait-il apprendre à travailler avec elle efficacement plus vite qu’il ne l’avait supposé. « Les tests et simulations de base n’ont pas formé les civils à cette situation, ou même ceux issus de l’armée. Le contexte actuel peut sérieusement affecter leur psyché. C’est une bonne idée. »
(Il n’est pas sûr que le mot psyché s’emploie comme ça, dans ce genre de phrases, mais il aura essayé. )

Ficher les comportements suspects, les réactions à chaud, établir des profils dangereux à partir des données qu’Hécate voudrait bien leur fournir sur les passagers – et en cas de refus du tas de fils, seulement se baser sur le présent.
D’ailleurs, il n’était pas vraiment sûr de comment ou où faire sa demande. Au plafond ? En ligne ? « Je ne sais pas si mon accréditation sera suffisante pour accéder aux résultats et antécédents psychologiques de tous, ainsi qu’aux notes sur leur comportement lors des simulations, mais je pense. Dans le cas où ça ne fonctionnerait pas, nous ne pourrons que nous baser sur des observations actuelles de comportements à risque. »

En parlant d’observation… Il se détache, faisant quelques pas vers la console aux écrans bien noirs qui patiente sagement. « Je vous fais confiance sur le terrain. Si jamais vous aviez besoin d’employer les caméras pour plus d’utilité, la salle devrait s’ouvrir. »
Devrait. Il pianote comme il peut, histoire d’allumer le retour visuel des dites caméras – toutes en service, supposément, depuis neuf cent ans.
Ca en faisait, des heures de film ininterrompues dans un vaisseau silencieux.

Pauline nota la fréquence des rapports. Deux fois par semaine lui semblait tout à fait satisfaisant. De toute façon, au vu du peu de personnes réveillées pour le moment, se voir trop régulièrement n’aurait été qu’une perte de temps. Concernant les réunions d’urgence, c’était normal. Elle devait toujours rester à disposition, c’était son travail. Au vu de la situation du Starship Voyager, ce type de réunion n’allait certainement pas tarder. Elle n’était pourtant pas pressée que cela arrive, si on pouvait retarder la première crise au maximum, elle ne serait décidément pas contre.  

Effectivement, les civils n’avaient pas été formés et eux-mêmes n’étaient pas préparés à ce qui se présentait à eux, c’est à dire l’inconnu. Cela dit, les civils représentaient pour elle le danger le plus immédiat à cause de leur non apprentissage de l’obéissance et de la hiérarchie militaire. En cas de panique, un ordre bien donné risquait de n’avoir aucune influence sur ces personnes. De plus, nombres d’entre eux étaient importants, voire indispensables parmi les réveillés et des accidents seraient catastrophiques.  

Pauline était heureuse que son supérieur voyait les choses de la même façon qu’elle. Cela la soulagea car elle avait bien peur qu’il ne comprenne pas les subtilités de son travail de renseignement. Aussi désagréable que cela soit, elle devait admettre qu’elle s’était trompée. A sa décharge, son crâne lisse et ses gros bras donnaient plus l’impression d’une “subtilité dans ta gueule” que d’une réelle finesse dans la méthode.  

La jeune femme apprécia l’efficacité de leur échange. Cet homme prenait ses responsabilités et c’était rassurant pour elle, donnant un sens à sa présence sur place : suivre les ordres et veiller à la sécurité était le fondement même de son métier dans lequel elle avait donné toute sa vie. Elle aurait été désespérée d’avoir en face d’elle une personne complètement perdue.

- L’accès au profil précédent le départ serait effectivement d’une grande aide. Cela permettra déjà de porter une attention accrue sur certaines personnes qui seraient... particulières. De même que les caméras, ce sera plus discret et il vaut mieux éviter de créer de l’animosité en me voyant trop ouvertement surveiller tout le monde.  

De plus, un peu de confiance ne faisait pas de mal pour son égo et pour son fort besoin de reconnaissance. Même venant d’un homme comme lui, il restait son supérieur et probablement un militaire de qualité, sinon il ne serait pas là. Elle avait déjà quelques noms en tête pour les premières personnes à surveiller.  

- Si je puis me permettre, Monsieur, j’ai déjà repéré quelques personnes qu’il pourrait être pertinent de surveiller. Si cela vous convient, je commencerai par étudier ces dernières.  

Même si elle n’avait pas vraiment sérieusement commencé à travailler, elle n’avait pas pu s’empêcher de laisser traîner ses yeux et ses oreilles un peu partout et certaines personnes avaient retenu son attention. Si ce n’était pas des dangers de façon immédiate, cela pouvait le devenir et, en tout cas, des personnes dissimulant une partie d’elles-mêmes ne pouvaient pas être considérées comme fiables. Pas dans un tel contexte.  

- J’attire votre attention sur le civil Theodore Campbell, la façon dont cet homme a été recrutée me semble être un concours de circonstance bien trop improbable pour être réaliste. Il est entré sur la mission la veille du départ après la mort suspecte de la personne sélectionnée. Sinon, la dénommée Sarah Mancini s’est montrée particulièrement familière à son réveil, s’oubliant totalement. Je le lui pardonne volontiers au vu des circonstances mais pour un membre de l’équipe de surveillance, il me semble pertinent de vérifier si sa stabilité psychologique est suffisante pour assurer la sécurité des passagers.  

Si seulement communiquer avec tous pouvait être aussi facile, n’est-ce pas ? Pas besoin de chercher pendant des heures la manière la moins compliquée d’exprimer une idée simple sans choquer ; pas besoin de se creuser la tête à savoir si le mot employé était un de ceux de cet argot dont les militaires sont friands, de ces acronymes qui peuplent le discours des gens ; pas besoin de chercher trop loin, en somme.
Si seulement.
Il y a quelque chose de rassurant, dans le fait de ne pas se perdre dans la langue commune – bien qu’ils soient tout deux des étrangers à la langue de Shakespeare, et que les deux soient possiblement plus habiles à s’exprimer en français. L’armée libanaise est majoritairement gérée dans cette langue, et Hassan sait que s’il a des choses urgentes, pressantes, secrètes à lui transmettre dans le cadre de leur collaboration, il pourra toujours passer par le biais de ce langage qu’ils ont en commun. Le langage autrefois maître du monde.

Il ne croit pas, cependant, qu’Hécate lui laissera rapidement accéder aux dossiers portant les antécédents médicaux des personnes à bord. Les gens ont le droit à un certain degré de respect. Il aurait par contre fallu expliquer aux gens ayant conçu le réseau de caméras que si on ne permettait pas à la surveillance d’avoir accès aux dossiers, on ne pouvait pas leur donner non plus accès aux caméras donnant sur les portes des chambres. (Du moins elles étaient indiquées sur le plan téléchargé sur son pad à son réveil, envoyé automatiquement dès que son caisson s’était ouvert. ) Des caméras plus discrètes que les grosses au plafond des principaux couloirs, celles qui attiraient irrémédiablement l’oeil, celles que les gens devaient éviter.
Il n’y croit pas, mais ça ne coûte rien d’essayer. Il fera la demande plus tard, quand il sera seul et qu’il aura, sans doute, trouvé comment faire.
« Je vous donnerai les accès, en ce cas. Je suppose qu’aucun de vos… informateurs ? Subalternes n’est sorti de son sommeil. Je n’ai pas vu leur nom dans la liste des membres du département, en tout cas. Les caméras se rendront donc d’autant plus utiles que vous ne sauriez être à plusieurs endroits à la fois. »
Et que les informations, comme de partout, filent et se rencontrent peu importe où. Un mot qui glisse dans un poing fermé, un sourire entendu après un murmure, un paquet qui disparaît entre deux étreintes.
Tout ça, Hassan veut le savoir.
Tout ça, il doit le savoir.

Intéressé en les informations qui lui parviennent, il détourne le regard de la console qui, de toute manière, semble plus intéressée à lui en vouloir qu’à souhaiter fonctionner correctement. (Mais il n’a jamais vraiment tout compris à l’informatique, pour ça qu’il a le manuel quelque part. Il attendra juste d’être seul pour le lire plus en détail.
Les noms le surprennent. Enfin, non. Le nom du directeur Campbell le surprend – et pourtant personne n’est au-dessus de tout soupçon. Peut-être est-ce un contrecoup de la cryogénisation plus longue que prévue, mais il n’arrive absolument pas à remettre un visage sur lui.
« Gardez un œil sur lui, en ce cas. J'organiserai le système pour avoir une sauvegarde de ses mouvements. Ces informations sont plus que préoccupantes. L’homme hoche la tête en réfléchissant. Quant à l’agent Mancini... »
Un léger silence suit ses paroles, alors qu’il se passe une main sur le visage. « A défaut de pouvoir lui inscrire un test psychologique en l’absence de médecin qualifié, je veillerai surtout à ce qu’elle ne puisse mettre en danger l’équipage, au cas où. Des missions moindres. »
Des surveillances, par exemple, n’importe quoi qui ne justifierait pas le port d’une arme. « J’ai également eu l’occasion de la croiser. Elle m’a semblé saine, mais quelque peu familière effectivement. »
Et ça l’avait fait tiquer, Hassan.
Ca l’a vexé. Froissé.
« Je vous remercie, en tout cas, du sérieux que vous, vous mettez à votre tâche. »

Hassan tâcherait de lui donner les accès aux caméras de surveillance, ce serait d’une grande aide pour elle. En effet, si elle avait des doutes sur une personne, avoir un aperçu de ses habitudes pouvait avoir plusieurs utilités. Tout d’abord, prendre éventuellement la personne sur le fait mais c’était peu probable. Par contre, cela pouvait être une bonne façon d’étudier des habitudes et de repérer un changement ou une nouvelle relation qui donnait ainsi une piste de recherche. Ensuite, pour le moment, les gens n’étaient pas encore très familiers avec la présence des caméras, ils ne connaissaient pas encore tous les emplacements : autant en profiter tant que c’était encore possible.  

- En effet, aucun de mes... contacts n’est réveillé pour l’instant. Je tâche de m’en créer de nouveaux. Rien d’officiel ou de conscient pour eux, seulement des personnes stratégiques qui pourraient me donner des informations précieuses sur le ton de la conversation en les amenant sur le sujet souhaité. Je passe également beaucoup de temps à prendre la température dans les endroits communs, les sujets principaux abordés sont un bon moyen de mesurer le mécontentement ou de repérer des personnes à risque.   

Pauline fut très satisfaite qu’il prenne au sérieux ses renseignements. Elle aurait été bien embêtée de devoir constamment palabrer pour justifier la moindre de ses remarques. L’efficacité et la confiance était primordiale et, à ses yeux, son chef se distinguait fortement pour le moment. Avec le temps, elle parviendrait même probablement à le respecter en tant que personne. Peut-être. Disons qu’il aurait plus de chance avec l’une ou l’autre référence culturelle placées adroitement mais c’était déjà pas mal.  

Elle hocha donc la tête à l’ordre reçu et à la décision concernant l’agent Mancini. Elle n’était probablement pas un véritable danger mais lui laisser le temps de digérer la nouvelle situation sans lui donner d’outils pour faire un massacre en cas de crise de panique était une sage mesure.  

- Le directeur Campbell est dans la cabine voisine de la mienne, il sera simple d’initier un contact. Je le garderai sous surveillance discrète. Je commencerai également à faire un point sur chacun des membres de l’équipage réveillé très rapidement afin de nous constituer des dossiers.  

Puisqu’ils n’avaient pas accès aux autres. Il n’était pas nécessaire de le préciser. Le travail de Pauline faisait partie du sale boulot, celui des fouines que tout le monde méprise. Certes, il n’est pas très reluisant d’espionner son propre voisin mais il n’y avait que deux façons de voir les choses. Soit on préférait se voiler la face en se disant que tout irait bien soit on se disait qu’il était nécessaire de surveiller les autres. Beaucoup s’accordaient à être en accord avec la seconde mais en préférant faire semblant que cela n’existait pas et en ne se préoccupant pas de savoir comment c’était géré. Pauline n’était pas de ceux-là, l’ordre demandait du contrôle et elle acceptait cela.  

Concernant la remarque sur son sérieux, cela la requinqua. Elle n’était pas particulièrement fière de ses premiers jours sur le vaisseau. Au début, elle s’était totalement écroulée et n’avait pas été en mesure de prendre en charge son poste, oubliant totalement ses responsabilités. Elle s’était demandé à quoi elle servait et n’avait donc pas pris d’initiative ou cherché à amasser des données. Heureusement, elle avait son sens de l’observation naturel pour limiter la casse.  

- Je vous remercie, je ne vous décevrai pas. Avez-vous d’autres consignes à me donner ?   

HRP:

Le courant passe entre eux, c’est déjà bien. La collaboration s’annonce fructueuse et bonne – si les choses continuent, tout du moins, en ce sens. Au moins les gens, eux, sont plus compréhensibles que les machines aux yeux du Libanais. Il a grandi dans un monde sans les dernières technologies, s’est adapté plus qu’il n’a suivi. (Présentement, tout ce qu’il a envie de faire, par exemple, c’est de frapper sur la console sous ses doigts pour réussir à la faire fonctionner et vérifier l’état de marche des caméras. Par pudeur, parce qu’il n’a aucune envie d’avoir honte également, et par respect, il attendra néanmoins que Pauline soit sortie. Et puis, comme ça, il pourra jurer dans sa langue natale. )
Alors il acquiesce. Il dit oui, son regard empli d’approbation et d’une forme de respect – d’un peu de jalousie. D’une pointe de regret. Elle est impeccable et il n’a rien à lui reprocher, Hassan, mais si elle n’était là, Idriss serait encore à ses côtés. Tout aussi efficace, tout aussi irréprochable. Juste son frère, sa moitié.
Moitié désormais morte.

Il est désarçonné un instant, n’entend pas ce qu’elle lui dit. La réalité revient le frapper en plein coeur, il s’accroche comme il peut aux mots, aux gestes, aux sons, n’importe quoi. Au présent, comme on lui a appris, pour éviter les pensées parasites. (Concentre-toi sur la vie. Concentre-toi sur ta survie. ) Un mode pilote automatique pour contrer les détours qui mènent aux regrets.
« Bien entendu. Vous faites bien. »
Il n’a rien pigé de ce qu’elle vient de dire. Il n’a pas entendu. La réponse est vague, son œil aussi. Le directeur tente de se reconcentrer, une main sur le métal froid de la console. Le contact l’aide à s’ancrer, brièvement, et les pensées repartent. Il tentera de se repasser la conversation plus tard. De toute manière, s’il l’a choquée, si la réponse était trop déplacée, elle le lui aurait signalé.

« Vous avez ma confiance, pour cette mission. Tenez-moi au courant de ce que vous trouverez sur lui. S’il s’avère qu’il est dangereux, nous le neutraliserons sans faire de vagues. »
Les gens n’ont vraiment, mais alors vraiment, pas besoin en plus de la tension qui circule et des réveils aléatoires, d’un possible psychopathe à bord et d’une arrestation musclée. Hassan s’en chargerait, si d’aventure l’homme se révélait être une menace.

« Ca sera tout. N’hésitez pas à me recontacter si quelque chose parvenait à vos oreilles. Privilégions les entrevues aux mails, cependant, sauf en cas d’impossibilité majeure. » Les réseaux ne sont pas sécurisés, ne l’ont jamais été. Tant qu’il y a des informaticiens pour les créer, il y en aura pour s’intéresser d’un peu trop près aux correspondances des autres. Idriss le lui a bien appris.
Hassan est content, mais Hassan, déjà est fatigué. L’ampleur de la tâche l’électrise et le motive, mais le poids sur ses épaules est sensiblement plus lourd maintenant qu’il sait qu’ils sont les derniers.Il a besoin d’un peu de temps seul, même s’il ne le dit pas. De temps pour réfléchir, faire son deuil.
Quelques instants pour contempler le merdier dans lequel ils se sont foutus.

Ils avaient terminé et à la réponse qu’elle reçut à sa première phrase, elle fut surprise. Cela sonnait presque comme une menace et elle ne put s’empêcher de tiquer. Elle allait garder une vision amère de l’entrevue quand il lui dit qu’elle avait toute sa confiance pour la mission. Pauline était un peu perdue mais l’essentiel y est.  Il enchaina mais leur rencontre était visiblement terminée.  

Elle hocha la tête quand il la congédia. Tandis qu’il parlait des mails, elle se demanda si elle pouvait utiliser ce moyen pour surveiller des cibles particulières. Il allait falloir qu’elle se lie avec une personne du service informatique. La façon la plus simple était d’avoir un moyen de pression sur la personne. Pour d’autres, c’était peut-être de devenir ami mais ce n’était vraiment pas le genre de Pauline.  

- Très bien. Je vous tiens au courant de mon avancée. Bonne journée, Monsieur.  

Elle fit un salut militaire et quitta la pièce. Elle retourna à sa chambre. Elle commença à s’organiser en se faisant un emploi du temps pour les prochains jours. Elle allait beaucoup se déplacer dans le vaisseau et observer discrètement les sujets de conversation afin de repérer les sujets principaux. En parallèle, elle allait apprendre à connaître, au moins de nom et de vue, chaque personne qui était réveillée ainsi que son département.  

Cela allait l’occuper pendant un moment. Contrairement à beaucoup de gens sur ce vaisseau, elle n’avait pas d’horaires de travail précis. Elle devait rendre des comptes sur son activité mais n’avait pas d’horaire à suivre pouvant tout aussi bien travailler très tard le soir en écoutant les discussions dans une aire de détente ou en mettant à jour ses documents. Elle pouvait aussi se lever très tôt pour fureter sur les lieux de travail des autres. Le vrai travail commençait.