Je voudrais votre avis

Alec sortait d’un des labos, un drone tout sauf opérationnel en main. Tout aurait dû fonctionner, il aurait dû s’allumer, pouvoir enregistrer, pouvoir tirer, même – il n’y avait aucune munition dans le drone, évidemment, mais le mécanisme ne s’enclenchait même pas. C’est comme s’il était vidé de sa batterie, mais Alec l’avait chargé, à différents endroits. Et normalement, il n’y avait rien de défectueux. Ce n’était pas faute de l’avoir démonté, remonté, d’avoir utilisé les câbles d’un drone fonctionnel… Il était un peu obsessionnel quand il s’y mettait, et que quelque chose lui résiste, sans en trouver la cause… Ça l’agaçait profondément. Plus encore, même, si c’était possible.

C’est pour ça, donc, qu’il avait le drone dans ses bras, son pad rangé dans un sac avec différents outils, et qu’il marchait, légèrementencombré. Il peinait d’ailleurs à ouvrir une porte et s’apprêtait à poser son chargement, quand il entendit son prénom, se retournant pour voir… qui, déjà ? Il l’avait déjà vu, plusieurs fois même. « Cieran. » Voilà. Il avait une bonne mémoire des prénoms, généralement, mais préoccupé par le drone, il lui avait fallu quelques secondes pour s’en souvenir. Il l’avait prononcé d’un air affable, l’enjoignant à poursuivre d’un signe de la main.

Il ne put vraiment dissimuler sa surprise. Il ne savait, évidemment, pas la nature du projet, mais pourquoi lui ? Bien sûr, il avait une intelligence sans égale à sa connaissance, dans son domaine du moins, et un avis sûr. C’était logique qu’on le sollicite, surtout qu’il s’était fait un nom, mais leurs champs d’expertises étaient très éloignés. Oh, pour tout ce qui était informatique, il pourrait sans le moindre doute l’aider, mais ça ne devait pas tout à fait être ce dont il parlait. Il disait que ça sortait de son domaine de compétences, après tout.

Il lui adressa toutefois un sourire éclatant, dont il était coutumier, en acquiesçant. « Eh bien, ce serait un plaisir. Mais vous pouvez peut-être m’en dire plus, en chemin ? Et m’aider à porter tout ce fatras aussi ? Je vais surement finir par heurter quelque chose, et endommager encore plus ce drone. Il est déjà presque bon à être démonté, alors inutile d’aggraver les choses. Si vous voulez bien m’aider, évidemment. » Sans vraiment attendre sa réponse, il déposa les anses de la sacoche contenant son pad et ses outils dans la main de l’irlandais. « Où va-t-on ? »

Alec ne voit pas un seul instant l’hésitation de Cieran – il n’y prête, à vrai dire, pas attention. Bien au contraire - il est curieux de ce qu’il lui veut, évidemment, mais légèrement trop narcissique pour se soucier de ce que sa réaction peut provoquer chez un homme qu’il connaît bien peu. Peu importe que ce soit un homme avec qui il va devoir cohabiter pour un très – très – long moment, dans un espace réduit. Parce que même si le vaisseau a été fait pour accueillir un nombre conséquent de personnes, sur un terme assez long, ils sont peu, à être réveillés, et la solitude cherche la compagnie – quelles qu’en soient les raisons. Alexander n’y fait pas exception, d’ailleurs. Après tout, il aime être entouré, être écouté, avoir des preuves de sa valeur. Bref.

C’est à son tour d’être surpris, quand Cieran lui propose de déposer son fardeau. Il est vrai que ce n’est pas des plus aisé que de transporter tout ça, il aurait d’ailleurs probablement mieux fait de prendre quelque chose pour l’aider à le transporter – un diable, un chariot, un opérateur ou un humain, n’importe quoi. C’est d’ailleurs pour cela qu’il avait donné sa sacoche à l’homme face à lui. « Nous ne sommes proches de la salle où je devais l’amener, ne vous inquiétez, je ne l’aurai plus dans mes bras très longtemps. » Et ça aurait été vrai, si elle s’était ouverte. Mais ça n’était pas le cas.

Il s’arrêta cependant de grommeler, quand l’irlandais émit la raison de son interruption, soudainement beaucoup plus intéressé. Posant son chargement au sol – il ne fonctionnait de toute façon déjà pas -, il se retourna vers lui sans plus attendre. « Intéressant. Très intéressant. À quelle visée ? S’entraîner, évidemment, j’en conviens, mais uniquement à but professionnel, ou à but récréatif ? Et si professionnel, est-ce pour former les rares pilotes déjà réveillés, ou pour éventuellement en former de nouveaux ? Car ce ne serait pas stupide, que nous ayons tous un minimum de compétence sur le sujet, s’il arrivait quoi que ce soit. Sur le vaisseau, ou en dehors, lors de missions – de quelque nature qu’elles soient. Et si c’était à but récréatif… peut-être pas avec les premiers qui ne seront que trop précieux, mais avec d’autres si l’on parvenait à en faire plusieurs du moins, ce serait un excellent divertissement pour les passagers – ça les aiderait à accepter cette nouvelle réalité qui est la nôtre. » Parce que tout le monde ne pouvait pas le vivre bien, si ?

« Mais je serai ravi de me pencher sur ce projet avec vous ! D’ailleurs, j’avais pu expérimenter une telle machine, un simulateur de vol à la NASA, grâce à un de mes amis. C’était une expérience très enrichissante. Très courte aussi, et jamais réitérée, mais tout de même ! Qu’attendez-vous de moi, exactement ? » Il était très talentueux, et très compétente, mais il devait savoir ce qu’il devait faire. Même s’il s’était déjà engagé. Ce fut cependant à son tour, d’être questionné, et de hausser les épaules, alors qu’il baissait les yeux vers le drône. « Je n’en ai aucune idée. C’est pour ça que j’envisageais de le démonter et de le remonter. Il s’allume parfois, tout seul. Mais quand on cherche à le faire volontairement, aucun succès. Il semblerait qu’il ait enregistré quelque chose, parfois. On entend des voix qui en proviennent, par moment. C’est assez surprenant. Peut-être qu’il a été perroquet dans une autre vie, car ce sont des mots isolés. Souvent « Café », prononcé par moi. De là à conclure que je le dis trop souvent ou que ça me manque particulièrement… C’est probablement vrai. » Un peu d’humour, ça ne faisait pas de mal. Si Cieran le percevait comme tel. « Il faudrait convaincre les dirigeants pour cela. Mais je suis partant, en tout cas, si un tel projet voit le jour ! » Ils pourraient reconstruire des choses bien plus utiles et, surtout, bien plus amusantes, comme cela.

Devrait-il chercher un autre endroit où entreposer son farda ? Ou peut-être pourrait-il simplement l’amener dans son dortoir, à l’issue de leur conversation ? Ce serait sûrement le plus intelligent. Insistant pour la forme sur la porte, il finit par abandonner, avisant une salle dont la porte entrouverte indiquait qu’ils pourraient y entrer. Et, constata-t-il après y avoir entraîné Cieran, s’y asseoir même. Déposant le drone sur une table, il ne se fit pas prier pour s’asseoir sur celle-ci, regardant et écoutant l’homme.

« Disons que quelques manipulations de base pourraient servir à tous, non ? Si l’on doit effectuer une fuite d’urgence… Et ne pensez-vous pas qu’avec le temps, nous pourrons restaurer plus de navettes, de chasseurs, de vaisseaux spatiaux ou que sais-je ? » Il mettait en évidence des choses qui pourraient orienter leur réflexion, toutefois. « Vous soulevez un point très intéressant, cela dit. Ce ne sera qu’un simulateur, effectivement. Mais pourriez-vous reproduire les conditions de vol dans l’espace ? Dédier une salle à cela – une salle dans laquelle la gravité sera bouleversée, par exemple. Ou dans laquelle des objets seraient projetés, pour vous apprendre à les éviter – dans la limite de l’aspect statique indéniable de l’objet, évidemment. Mais je gage qu’une gravité modifiée aura une incidence, même en simulateur. Vous contenterez vous d’un simulateur uniquement visuel, ou y joindrez-vous un aspect physique ? Comme une reproduction d’une vraie navette ? »

Selon Alec, le premier ne serait qu’à peine satisfaisant. Alors que le second… Le second favoriserait l’immersion. Mais il n’était pas pilote, et peut-être disait-il, pensait-il à, des choses improbables. Même s’il était certain d’aider à former un projet plus concret dans la tête de Cieran. Après tout, il lui permettrait d’écarter l’impossible du possible, de réfléchir à la forme des choses, de bien délimiter ce qu’il voulait faire. Et il était brillant, il ne faisait aucun doute qu’il soulevait des choses intelligentes. « Dans ce cas, je suis votre homme. Les avez-vous déjà dessinés ? Vous inspirez vous de plans déjà existants ? Hécate doit pouvoir vous en fournir un sacré paquet – plus ou moins pertinents, plus ou moins adaptés à votre projet, mais c’est une mine de ressources insoupçonnée. En plus de piloter tout le Voyager, bien sûr. » De combien de données l’avait-on dotée, en la créant ? Et de quel type ? Alec la voyait un peu comme une encyclopédie faite robot. Avec beaucoup de moyens.

« Si ça ne tenait qu’à moi… mais votre projet a-t-il été approuvé par votre chef ? Par les directeurs ? Il faudrait demander à Vassili, pour les pièces. Mais je vous en mettrai de côté, en prévision, si c’est possible. Vous vous y connaissez un peu, en mécanique, en construction ? Vous apprenez quoi, en formation de pilote, en fait ? Vous pouvez bidouiller vos moyens de transport, si un problème se présente ? » Ca l’étonnerait beaucoup mais… ce serait judicieux, pourtant.

Parfois – souvent - Alec se perdait dans une multitude de pensées qui s’entrêmelaient, et lui faisaient perdre le fil de ce qu’il disait. Ce n’était pas le cas actuellement. Il était bien concentré, dédiait toute son attention au projet que lui avait présenté l’homme face à lui. Après tout, c’était un projet très intéressant et digne d’intérêt. Même si Cieran en restreignait l’utilisation – pas uniquement de son fait. Probablement que la direction, la sienne directe mais aussi celle du Voyager, ou toutes les personnes qui seraient impliquées dans cette décision, ne le verrait pas d’un autre œil. Pourtant, utiliser cela à but récréatif… ou à but formateur, pour les non-pilotes du vaisseau… oui, à terme, il faudrait que ce soit une solution envisagée. Quoi qu’en dise le pilote.

« Dans ce cas… Ne devriez-vous pas tenter d’en construire ? Peut-être est-ce là votre prochaine étape ? D’abord un simulateur pour vous faire la main, pour vérifier que vous êtes capable de faire ça, puis ensuite, un vrai chasseur ? Si vous vous lancez dans un tel projet, il serait dans l’intérêt de tous de vous confier la main d’œuvre nécessaire pour y parvenir… » Réveiller des techniciens à cet effet, mettre des informaticiens sous ses ordres, pour l’interface de contrôle, et bien d’autres encore. Il regardait le pilote d’un air perçant – avait-il seulement réfléchi à tout ce qui pourrait en découler ? S’il s’adressait à quelqu’un d’extérieur au projet, et pas forcément directement lié, c’était aussi pour ça, non ?

Le roboticien grimaça malgré lui, face aux réponses qui lui étaient apportées – tant concernant le Voyager que concernant les spécificités du projet. Il avait raison et tort à la fois. S’efforçant de se faire affable, comme il savait si bien le faire, et de diminuer la sensation de supériorité qui le prenait quand il savait avoir raison et qu’on essayait de lui dire le contraire, il sourit doucement. « Permettez-moi de vous détromper. Je vais faire un parallèle qui vous semblera peut-être étrange, mais imaginez que vous construisiez un robot, de A à Z. Que vous façonniez son apparence, programmiez ses mouvements, lui donniez une identité, même – quoi que limitée, les IA sont loin d’atteindre un potentiel énorme, malgré les importants progrès à cet effet. Vous devez penser à son usage, à ses limites physiques qui ne pourront être compensés par l’entité qui le contrôlera, et à un milliard d’autres choses. Sans les prendre en compte de suite, considérer ce que vous voulez mettre en place vous aidera à le faire au mieux. Bien que vous serez forcé d’en abandonner au fur et à mesure. » Mais c’était dans l’idéal. Ce ne serait pas aussi facile, évidemment. Mais ils avaient le temps, après tout, non ? Il hocha toutefois la tête d’un air approbateur en entendant que les conditions réelles de vol seraient reproduites. « Les personnes à même de réaliser cela sont-elles réveillées ? Et pour les plans, parfait ! Serait-il possible d’en reproduire une maquette, à l’avance ? Cela pourrait vous permettre de vérifier tous ces éléments que vous devez définir avant la réelle construction. Même si ça ne sera jamais à 100% identique, ce serait un bon point de départ, je suppose. » Il l’affirmait même, en son fort intérieur. Mais il n’était pas instigateur de ce projet, et n’avait pas de raison d’imposer ses pensées à son vis-à-vis.

« Parfait. Je compte sur vous pour me tenir au courant, une fois que ce sera fait. » S’il pourrait être supris par Cieran qui se met à rire, Alexander se contente de lui jeter un regard amusé. Il est suffisamment loufoque lui-même pour ne pas se formaliser d’un tel accès de folie – ou de joie. Peut-être un peu des deux. Même s’il ne sait pas ce qui a provoqué ce rire. Qu’importe. « Une jolie ville. Même si je préfère les grandes étendues verdoyantes du reste du pays. C’est une bonne chose, que vous ne soyez pas démunis face à des systèmes qui vous dépassent. Même si, si vous voulez mon avis, tout le monde devrait maîtriser plusieurs compétences sur le bout des doigts… Mais on a pas assez d’une vie pour ça. J’aimerai être immortel, pour pouvoir tout apprendre, tout connaître, tout faire. » Il avait l’air de plaisanter, mais ses yeux dénotaient tout son sérieux – Alec s’était spécialisé en robotique, évidemment, mais il avait toujours apporté un intérêt certain au reste, bien qu’il ait été contraint de s’en détourner. « Je pourrai vous en apprendre davantage, quand nos emplois du temps coïncideront. » Et ça lui plairait, d’avoir une sorte d’apprenti.

Il soupira malgré lui, quand le drone revint sur le tapis. « Je ne pense pas… je crains qu’il ait été endommagé, malgré lui, par le temps qui passe. »

Le roboticien haussa les épaules, en l’entendant rire. Non par dédain ou désintérêt envers sa réponse, mais plus parce que lui-même aurait pu réagir comme ça, auparavant. Ne pas se formaliser d’impossibilité, et renoncer, ou essayer de réaliser autre chose, ou peut-être décider d’y revenir plus tard. Il fixa un instant l’homme face à lui. Pensait-il à cela, ou Alexander présumait-il à tort ? Peut-être un peu des deux. « Eh bien, si vous présentiez un projet sérieux, une fois le simulateur réalisé, de conception d’un vrai chasseur, avec le matériel nécessaire, l’endroit où l’obtenir, les personnes à même de le concevoir… Votre supérieure, et nos supérieurs à tous, ne pourraient que vous accorder ce temps, non ? Après tout, nous ne sommes pas réellement prêts à partir d’ici, dans un futur proche ou moyennement proche. Arrêtez-moi si je me trompe, mais l’idée est de survivre à bord du Voyager aussi longtemps que possible, autant que je sache. Alejandra est une femme très intelligente, quoi qu’un peu tête brûlée sur les bords. Et si elle vous dit non, de prime abord, je suis certain qu’elle y réfléchira malgré tout, et que vous pourriez obtenir son approbation. En insistant un peu, peut-être. » Alec lui adressa un grand sourire malicieux – Cieran ferait ce qu’il voudrait de sa suggestion.

Alexander hocha la tête avec enthousiasme, et un air d’approbation sur le visage. « Parfait. Parfait ! Vous ne mettez pas la charrue avant les bœufs, à ce que je vois – vous me pardonnerez cette expression d’un autre temps, je l’espère. » Il lui adressa un petit clin d’œil, bien qu’il ne se sentirait pas le moins du monde gêné, si Cieran le jugeait désuet par ses expressions – il ne l’était pas par son cerveau ni par ses créations, et il avait suffisamment confiance en lui-même et suffisant d’amour propre pour ne pas se laisser atteindre par cela. « Avez-vous déjà dû changer de cap, du fait de la maquette ? A-t-elle révélé des problèmes qui pourraient sembler insoluble à moins d’effectuer un profond changement dans vos plans ? Car sinon, je vous conseille d’essayer d’en faire une seconde. Pour vous assurer que tout fonctionne – au moins – deux fois d’affilée. Si c’était possible, je vous aurai dit de demander à plusieurs personnes différentes de s’y mettre, de tester vos plans et vos prévisions, mais je suppose qu’il est impossible pour vous de le faire. » S’il avait raison, ce serait dommage.

La discussion, impromptue, s’avérait assez plaisante. Alec ne connaissait que l’homme, et ne s’attendait pas à échanger ainsi avec lui, mais il le trouvait prometteur. Intéressant. Passionné, peut-être, par son métier, comme le roboticien l’était par le sien ? Avec un esprit curieux, en tout cas. C’est pour ça qu’il lui proposa spontanément de partager ses connaissances, de lui apprendre, peut-être, à monter un robot simple. Ou à démonter son canard, et à le remonter. Il verrait bien ce qui intéresserait Cieran, quand la question se poserait réellement.

Ne pouvant retenir une grimace, Alec reporta son attention sur le drone. Quel gâchis ! Quel dommage ! Il déplorait quotidien que tout ait été endommagé ainsi, par le temps qui passe. Si ces dysfonctionnements n’avaient pas eu lieu… Soupirant, il poussa le drone vers Cieran et lui tendit ses outils. « Je vous en prie. Vous verrez peut-être quelque chose qui m’a échappé. À force de poser mille et une fois le même regard sur une tâche, on ne parvient plus à faire la différence ou à repérer les perturbations. » S’il y parvenait… Alec serait quelque peu vexé, mais content malgré tout que le problème soit résolu.