Seul survit le coeur secret

Je les observai par cet unique hublot, si impuissante. Je hurlai, même si aucun d’entre eux ne pouvait plus m’entendre. L’alarme stridente résonnait à mes oreilles, projetant des ombres rouges dans le couloir menant au sas de maintenance. L’espace infini venait de les engloutir. Et pourtant, c’était comme s’ils étaient encore un peu là… En moi. Le vertige me prit par surprise. Je suffoquai, littéralement. Le froid était si pénétrant que je ne parvenais plus à réfléchir, ni même à respirer. J’avais si mal, si peur.

Ils furent plusieurs à se précipiter vers moi pour me retenir de tomber, pour tenter de me calmer… Mais c’était trop tard. Je tentais de déchirer le haut de mon uniforme comme si ce simple geste pourrait m’aider à prendre de plus longues inspirations. Et quand la sensation s’estompa pour ne laisser qu’un vide intersidéral, d’une noirceur sans égale… Le souffle me revint avec une certaine forme de brutalité. J’avais manqué de m’évanouir. Je rouvris les yeux, avec la sensation étrange d’avoir regardé la mort en face.

Peut-être qu’une part de moi avait disparu avec eux. Cette pensée ne cessait de me hanter, depuis l’infirmerie. On m’avait fait subir toute une batterie de test avant de me prescrire uniquement un peu de repos. Surmenage, crise d’angoisse… C’était normal, pour les médecins à bord, avec ce que nous venions de vivre. Les directeurs et directrices étaient sans doute les personnes les plus sous pression, après tout… Et dix personnes ne venaient-elles pas de se suicider sous mes yeux ? J’aurais presque eu envie d’y croire moi aussi. Je savais pourtant ce qu’il en était. Je n’avais pas rêvé. J’étais avec eux, l’espace d’un terrible instant.

Je ne pouvais leur en parler. Je ne pouvais pas retourner en quarantaine maintenant, alors que la situation était si critique. Il n’était plus question de moi seule, mais de la survie de tous. Les douches avaient été coupées depuis déjà trois jours. L’alcool était interdit, la salle de sport inaccessible… Et on me demandait de me reposer ? C’était impossible de se changer les idées. J’avançai comme une âme en peine jusqu’à mes quartiers pour m’y réfugier quand je décidai de prendre une toute autre direction. Je retrouvais Naël attablé dans le réfectoire, avec sa bouteille d’eau solitaire. Je me fichais un peu qu’il soit seul ou accompagné. Je posai mes mains à plat sur la table, face à lui, pour capter son regard. « Dans ma cabine. Immédiatement. » Le ton ne souffrait aucune réplique. J’étais déjà partie sans même me soucier des regards interloqués qui nous suivaient.

J’ouvris la cabine à l’aide de mon comlink, invitant l’éclaireur à entrer dans ma suite luxueuse. Il y avait là un vrai lit double avec un mobilier bien fourni. Mon ordinateur personnel trônait sur mon bureau. J’avais un fauteuil confortable face à une télévision où ma fidèle console était reliée. Bien entendu, tout était individualisé. Je refermai derrière lui avant de m’appuyer à la porte, bras croisés. « Il se passe… Des choses… » Je ne savais pas comment l’exprimer. Mais aussi loin que je me souvienne, je n’avais jamais été douée pour exprimer quoi que ce soit qui me touchait trop personnellement, encore moins quand il s’agissait de mes propres doutes. Être factuel, c’était plus simple. « Dix personnes se sont suicidées tout à l’heure, suite à l’annonce de la veille. » Mais si je ne parvenais pas à lui parler, à lui… A qui le pourrais-je ?

Franchement, la situation craignait vraiment. Ce qu'on craignait était en train d'arriver : la pénurie. J'aurais misé sur la bouffe, mais en fait, c'était l'eau et l'oxygène qui commençaient à vraiment poser soucis. Du coup, fallait rationner. Et sacrifier l'hygiène donc. Cela allait être une vraie partie de plaisir dis donc. Surtout que nous n'avions absolument aucune perspective d'espoir pour le coup... Désespérant... J'avais entendu plusieurs passages parler de leur fin prochaine, alors que l’atmosphère s'était faite terriblement anxiogène. J'essayais de ne pas trop y prêter attention. Mais notre survie en prenait un coup et la menace alien était tellement passée au second plan. Pourtant, cela me hantait encore... Savoir que j'avais été manipulé pendant de longues semaines, sans même m'en apercevoir, c'était horrible. Et cela n'avait pas été sans conséquences... Même si je ne le maîtrisais pas vraiment, il était impossible de nier que j'avais gagné un don de télékinésie. Ce qui m'avait semblé un hasard au départ était en fait une réalité. Cela aurait été bien plus cool si je n'avais pas l'impression qu'on me compressait le cerveau à chaque fois que ce... don, se déclenchait. J'en avais marre de ces migraines. Je n'étais pas spécialement au top de ma forme avec tout ça d'ailleurs. J'étais épuisé. Impossible de retrouver une quelconque sérénité...

Et moi qui n'avais jamais été un grand adepte de la solitude, je me surprenais à la rechercher. Avec du calme également. Juste... le silence. Bon, je ne l'étais pas spécialement dans le réfectoire, mais j'étais seul à ma table et nous étions trop peu nombreux pour que les conversations soient à un volume sonore désagréable. Alors qu'elle ne fut pas ma surprise de voir débouler Alejandra qui fonça tel un missile à tête chercheuse jusqu'à ma table. Et si j'eus un sourire de joie sincère à la voir, il se dissipa aussitôt quand elle prit la parole et m'enjoignit de rejoindre sa cabine. Euh... Alors en d'autres circonstances, je me serais fendu d'un commentaire un peu graveleux, mais pour le coup, je sentais bien qu'elle n'était pas d'humeur. Et si j'eus le droit à une paire de coups d’œils salaces, la plupart des autres passagers semblaient perplexes. Dans sa cabine donc.

Je me levais rapidement, alors qu'elle se tirait déjà. Ah oui, quand elle disait immédiatement, c'était immédiatement. Mais pourquoi au juste ? J'avais beau réfléchir, je ne voyais pas trop pourquoi moi. Je n'avais rien fait de répréhensible dernièrement. Non franchement, je n'avais aucune idée de ce qu'elle me voulait. Je pénétrais à sa suite dans sa chambre et retins un petit sifflement admiratif. La chance d'avoir une telle cabine quand même. Je savais bien que c'était le privilège des gradés, mais quand même, j'étais un peu jaloux. De l'intimité aussi. La colocation, c'était sympa, mais bon... j'entrais donc, tandis qu'elle refermait la porte et s'y adossait. Elle semblait... lasse. Je l’observais alors qu'elle disait qu'il se passait des choses. "Comment ça ?" De quoi est-ce qu'elle parlait au juste ? Nous avions partagé une expérience assez désagréable elle et moi, comme cobayes, comme victimes aussi... Et cela nous avait rapproché et lié aussi. Comme des soldats qui partagent un mauvais moment et se soudent dans l'adversité en fait.

Et là, je sentis le sang quitter mon visage quand elle ajouta que 10 passagers venaient de se suicider. Merde... Ce n'était pas spécialement étonnant vu le climat actuel, mais cela faisait un coup quand même. Je m'assis à cette annonce quelque peu abrupte. "Comment ?" Ma voix était mal assurée et lointaine... Est-ce que... je connaissais des gens là dedans ? Je n'osais pas demander. Je n'avais pas très envie d'avoir une réponse. "Pourquoi tu me dis ça maintenant et ici ?" Après tout, je n'étais qu'un soldat... Qu'elle ne souhaite pas lâcher ça devant plusieurs personnes, je comprenais, il fallait une annonce officielle, très probablement, mais... pourquoi me dire ça ?

Je voyais bien à quel point mon comportement le perturbait. Est-ce que c’était une mauvaise décision de l’impliquer là-dedans ? Il l’était déjà, d’une certaine façon, n’est-ce pas ? Je ne voyais pas à qui d’autres en parler, et ce secret pesait trop lourd pour mes seules épaules. Avec la situation actuelle… J’allais finir par m’effondrer. Et ce n’était pas concevable. Si les directeurs flanchaient, comment l’équipage pourrait garder espoir que les choses allaient s’améliorer ?

A voir son expression livide, Naël n’était pas encore au courant des derniers événements. Nous avions perdus plus de dix pourcents de nos effectifs en l’espace de quelques secondes à peine… Ces personnes, on les connaissait forcément. Nous n’étions pas assez nombreux à être éveillés pour ne pas tous nous connaître. Et s’il avait des proches parmi eux ? Je marquai un silence, cherchant subitement mes mots. « Ils se sont éjectés dans l’espace, par un sas de maintenance… » Je lui désignai d’un geste de la main mon pad sur la table devant lui. « Tu peux le consulter. Il y a la liste des noms. »

Je me rapprochai du fauteuil où il s’était installé en quelques pas pour lui déverrouiller et lui tendre. Ma main tremblait, sans que je sois en mesure de le réprimer. « Est-ce que… Tu en connaissais ? » Je le fixai longuement, des poches visibles sous mes yeux. Les mots peinaient encore à venir. Je plissai les lèvres, avant de reprendre un ton plus bas : « Je ne les connaissais pas bien, mais… Je les ai vus partir. J’ai senti le froid de l’espace les assaillir. J’avais l’impression de suffoquer et… » Je poussai un profond soupir, me maintenant au fauteuil pour m’empêcher de tomber. Ma voix se brisa un peu. « … De mourir avec eux. » Je secouai la tête négativement. « Je ne sais pas ce qui se passe Naël… Je… » Je me passai une main sur le visage. Je m’éloignai finalement de lui pour aller m’assoir sur mon lit, le temps de reprendre un peu mes esprits. J’étais seulement à bout.

Je repris, après un temps de réflexion : « Il se passe des choses étranges. Des fois, je me sens partir et… C’est comme quand le Telepath était dans nos têtes, qu’il t’appelait à moi. J’avais l’impression d’être ton corps, de ressentir les mêmes choses que toi. » Je relevai la tête pour le fixer subitement, presque inquisitrice. « Tu crois que je suis folle ? »

La nouvelle était difficile à avaler... Un suicide organisé et d'une façon que je trouvais horrible. Mais était-ce pire que de mourir de soif ou d'asphyxie ? Nous avions entamé une lente agonie et si nous ne trouvions pas une solution, il n'y aurait plus de futur du tout pour les derniers survivants de l'humanité. Sauf que si chercher des ressources sur terre était possible, le faire en étant paumés dans un espace infini était bien plus angoissant. Et certaines personnes n'avaient pas supporté cette idée. J'évitais de trop juger la force d'esprit des autres, mais je regrettais qu'ils aient succombé au désespoir si rapidement... J'observais Alejandra alors qu'elle m'indiquait son pad pour regarder qui venait de perdre la vie. J'hésitais, une crampe naissante aux creux de l'estomac. L'appréhension. Mais cela ne servait à rien de fermer les yeux pour que cela ne soit pas une réalité. Alors je me décidai à me saisir de l'appareil et regarder, en essayant de ne pas avoir les mains qui tremblent d'angoisse. Mais ce qui me rassurait un peu, c'était qu'Alejandra, elle, tremblait. Elle était profondément affectée même si elle le masquait. C'était étrange de la voir plus fragile en fait. On avait l'impression qu'elle maîtrisait tout. Mais c'était faux. Mon regard se baissa sur la liste des noms et je sentis un soulagement coupable. Pas de... proches. Des noms que je connaissais oui, mais sans avoir noué de liens étroits avec eux. Je secouai alors négativement la tête en reposant le pad... Et Alejandra embraya sur mon silence, semant une certaine confusion chez moi.

Je n'étais pas certain de bien comprendre. C'était une figure de style non ? J'avais parfois des difficultés avec l'anglais, alors peut-être que j'interprétais mal certaines expressions. Elle avait vu leur suicide et donc, elle avait ressenti le froid l'envahir, sachant qu'ils mourraient non ? Une réaction assez logique en sachant ce qui les attendait. Je demeurais muet alors qu'elle semblait vraiment affligée. J'avais l'impression qu'elle était arrivée à son point de rupture mais refusait de se laisser aller malgré tout. "Je ne suis pas certain de bien saisir..." Je la regardais avec une certaine confusion, alors qu'elle s'était éloignée pour rassembler ses idées et finissait par reprendre, afin de m'expliquer. Je fronçai les sourcils et me levai finalement pour venir m'asseoir près d'elle sur le lit. Je n'avais pas répondu à sa dernière question. Pas encore. "Non." J'étais certain qu'elle n'était pas folle.

"Laisse-moi récapituler : tu as... senti leur mort ? Et tu as déjà ressenti ce que je ressentais ?" Je me massai les yeux, essayant de comprendre un peu tout ça. "Nous étions liés toi et moi quand il nous contrôlait. Je savais où tu étais et ce que tu faisais et c'était pareil pour toi avec moi..." Je me mordis la lèvre, avant de finalement prendre ma décision : "Il est parti mais... je crois que cela n'a pas été sans conséquences pour nous... J'ai de violentes migraines depuis et quand ça me prend... les objets bougent. J'ai cru à une coïncidence au début, mais j'ai du me rendre à l'évidence au bout d'un certain temps : à chaque fois, un objet bouge. Pas fort, cela peut être un stylo qui tourne, un verre qui se renverse, un livre qui lévite quelques secondes. Je ne sais pas le provoquer pour le moment, mais je sais quelles migraines sont annonciatrices de ce phénomène. Je peux faire bouger des objets par la pensée, Alejandra. Alors si moi je peux faire ça, je suppose que toi aussi, tu as hérité d'un petit don empoisonné..." Et pas n'importe lequel. Je préférais le mien, même si ça servait à rien là. Au moins, je ne ressentais pas ce que ressentaient les autres. Et vu ce qui nous attendait, ça allait être l'enfer dans les prochaines semaines pour elle.

Je craignais de jouer les oiseaux de mauvais augure, pour Naël. Mais il était un militaire, tout comme moi. Ce ne serait ni la première ni la dernière liste de personnes décédées qu’il devrait consulter, avec l’estomac noué en espérant qu’aucun frère d’armes n’ait été fauché. Il avait peut-être même vécu la guerre de plus près que moi, de par ses origines. Je le savais solide, sous ses airs espiègles. Mais est-ce qu’il me croirait ? Je ne pouvais parler d’une chose pareille qu’à lui.

Naël resta silencieux, alors qu’il peinait à comprendre ce que j’entendais par là. Pourtant, son ton fut sans appel. Pour lui, je n’étais certainement pas folle. Je croisai de nouveau son regard, hochant la tête pour lui signifier mon assentiment alors qu’il récapitulait en bien moins de mots ce que j’essayais de lui dire. Il gardait la tête sur les épaules, mais je compris rapidement pourquoi. Lui-même avait déjà fait des expériences similaires, même si pas en tout point. Je plissai le regard, un peu désorientée. « Tu fais bouger des objets par la pensée ? » Je m’accordai une minute de réflexion. « Dans les rapports, ils indiquaient que tu avais utilisé de la télékinésie pour ouvrir ma cellule. J’avais du mal à le croire… On se croirait en pleine série de science-fiction. » Pourtant, c’était une réalité pour nous deux. Son pouvoir avait l’avantage d’être plus physique, plus facile à détecter et comprendre… Mais moins à cacher. Je ne savais pas quoi en penser. « C’est dangereux, d’en parler. » Je me passai deux mains sur le visage, éprouvée. « Ils pourraient croire que nous sommes encore sous le contrôle du Telepath, alors que rien n’en atteste plus. Je n’ai pas envie de supporter la quarantaine, et plus encore, le Starship Voyager a besoin de stabilité actuellement. Si une directrice est soupçonnée d’être sous contrôle alien… » Je poussai un soupir, avant de me retourner vers lui. « Est-ce que tu peux le garder pour toi ? »

Malgré tout, je parvins à lui sourire doucement. J’étais plutôt rassurée. J’avais bien fait de lui en parler. Je me sentais moins seule dans cette aventure incroyable, Naël m’avait permis de relativiser, même s’il m’était impossible d’oublier le spectre de la mort que j’avais réellement senti, comme si j’y étais moi aussi. Je rajoutai sur une note bien plus légère, pour tenter de donner le change : « On dirait que cette soirée de Saint-Valentin a marqué un tournant décisif pour l’humanité. Nous voilà la première génération des X-men. Il va falloir qu’on se trouve des noms de code… Parce qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. » Je soufflai ce qui s’apparentait à un rire, avant de me rejeter en arrière, soutenue que par mes mains sur le matelas. Je soupirai, finalement. « Je me demande ce qu’on va devenir. » L’avenir était plus que jamais incertain. Nous n’étions plus qu’un Arche de Noé à la dérive, avec des présences hostiles à bord. Est-ce que nous allions gagner cette nouvelle guerre ou l’espèce humaine était-elle vouée à s’éteindre loin de son foyer ? J’avais l’impression que l’état d’humeur des suicidés déteignait un peu sur moi. Je déglutis difficilement. « Ca va être difficile, dans les prochaines semaines. » Je ne précisai pas ma pensée. Il devait se douter, après cet aveu, à quoi je faisais réellement référence. J’avais déjà un poids conséquent sur mes épaules en tant que directrice… Si je devais gérer également des vertiges qui me faisaient ressentir le désespoir de tous ceux autour de moi, est-ce que je n’allais pas finir par céder moi aussi ? J’avais un peu peur, sans vraiment vouloir l’avouer. Je me rendais compte que je ne maîtrisais plus rien, même pas mes propres pensées. « Si je pouvais seulement décider de ressentir une chose… Je voudrais que ce soit les sentiments de quelqu’un qui garde encore espoir. »

Je hochai la tête alors qu'elle répétait pour être certaine de bien comprendre. Et je ne pus empêcher un petit sourire un peu espiègle de venir creuser une paire de fossettes sur mes joues en l'entendant le dire à haute voix. Ouais, je pouvais bouger des objets par la pensée. Outre le fait que c'était flippant et que ça s'accompagnait de migraines à me fendre la tête en deux, il y avait quand même un côté super cool non ? Et c'était ce côté là qui ressortait à cet instant, un peu comme un gamin. Même si la situation était grave, même si des passagers venaient de se suicider... Cela dit, cet air un peu fier disparut aussi vite qu'il était apparu. "Oui. c'est vrai. Je n'avais pas fait le lien tiens..." Entre cette capacité utilisée par l'alien et ce qu'il m'avait laissé... Comme Alejandra donc, qui avait été capable de ressentir ce que je ressentais. On avait été connectés, mais je n'avais pas tilté que finalement, ce qui avait été utilisé par nos corps en tant qu'hôtes, était ce qu'on découvrait comme pouvoirs aujourd'hui. "Tu sais... On est des rescapés d'une civilisation aujourd'hui anéantie, on voyage sur un vaisseau spatial sans but... On se bat contre des aliens. On est totalement en pleine science-fiction en fait. Manquerait plus qu'Hécate perde les pédales et se mette à agir contre nous et là, ce serait le pompom." J'eus un petit rire nerveux à cette pensée. J'observai Alejandra qui semblait soudainement très lasse, ne comprenant qu'un peu tard où elle voulait en venir après son petit laïus. "Tu ne devrais même pas avoir à demander. Je n'ai pas l'intention de l'ébruiter. Ces semaines en tant que rat de laboratoire m'ont largement suffi, pas envie d'y retourner. Il n'y a que toi au courant de ça." Comme il n'y avait que moi au courant pour elle donc.

Je ne savais pas si elle se sentait un peu rassérénée de savoir qu'elle n'était pas seule dans cette galère, mais en tous cas, j'eus le droit à un petit sourire, qui était une nette amélioration comparée à la tête qu'elle faisait jusqu'à maintenant. Elle me surprit en faisant de l'humour et je lâchais un rire sincère, même si bref. "Je te l'avais dit que ce serait inoubliable." Je lui décochai un sourire charmeur pour appuyer mes propos. "Ah ouais, je n'y avais pas pensé... On est des super héros." Mais... Cela ne nous donnait absolument aucun moyen de sauver la situation à bord malheureusement. Et ses pensées prirent aussi un tournant moins joyeux en demandant ce qu'on allait devenir... Quelle bonne question. "Je me la pose sans cesse depuis mon réveil... Sans réponse." Il n'y avait plus qu'à laisser faire le cours du temps. Et des évènements. Qui n'étaient pas très favorables pour le coup.

Je lui jetai un regard plus aiguisé quand elle ajouta que les prochaines semaines allaient être difficiles. Effectivement... Outre la situation désastreuse à bord... Alejandra pouvait ressentir les émotions des autres et autant dire que ce n'était pas la joie et que cela le serait encore moins à l'avenir. Je souris doucement à son aveu et pris son poignet pour venir poser sa main sur ma poitrine, là où mon coeur battait : "Alors ressens ce que je ressens." Je n'avais aucune idée de comment ça fonctionnait son truc. Cela devait être aussi aléatoire et incontrôlable que moi. "J'ignore ce qui nous attend. Mais si tu as besoin de souffler, je suis là. Tout espoir n'est pas perdu. On est dans la même galère. Et on va trouver un moyen de s'en sortir." Et j'ajoutai pour faire moins solennel : "Merde, on est des super héros quand même, j'ai envie d'en profiter !"

C’était effrayant, par bien des aspects. Le Telepath nous avait laissé un petit souvenir de son passage, à l’évidence. Etions-nous toujours susceptibles de repasser sous son contrôle, à tout moment, au gré de ses envies ? Je craignais que ce soit le cas. Cependant, il avait eu l’air de se désintéresser de nous. Peut-être qu’il voulait chercher un nouveau moyen de rentrer en contact avec l’espèce humaine, sans plus nous siphonner le cerveau. Il s’était toujours comporté en petit animal curieux plus qu’agressif. Les rares fois où les choses avaient dérapé soulignaient surtout un fait : Il n’avait aucunement conscience de nous faire du mal, de trop exiger de nous et de surestimer nos capacités. Pire encore, je le soupçonnais de ne pas voir le mal à nous soumettre à sa volonté. Sans doute qu’il imaginait que nous avions tout à gagner à… Nous lier avec lui ? Est-ce que nous étions une race inférieure pour lui ? Il s’apparentait parfois à un gamin qui jouait à écraser des fourmis avec un bâton, simplement pour voir comment elles réagiraient, sans même réaliser qu’il s’agissait d’êtres vivants capable de souffrir.

Je secouai la tête négativement, à l’adresse de Naël. « Ca m’étonnerait que nous en ayons fini avec lui. Quant à ces capacités insoupçonnées… Soit il a modifié quelque chose en nous - et la théorie des supers-pouvoirs des X-men n’était finalement pas si déconnante que ça – soit il a encore une certaine emprise sur notre mental et on… « puise » en lui ? Si nous voulons résoudre ce mystère, le plus simple serait de le retrouver, mais on connaît les risques que ça implique. On devrait déjà se concentrer sur la situation actuelle et… Voir ensuite comment on pourrait apprendre à communiquer mieux avec lui. » Je songeais à nos collègues du secteur linguistique. Peut-être qu’ils auraient une idée ? En tant que directrice des vols extérieurs, je n’aurais même pas besoin de justifier une soudaine curiosité à ce sujet. Il en allait aussi de la sécurité de mes pilotes en vol.

J’aurais voulu le prendre aussi sereinement que Naël. J’admirais cette capacité qu’il avait à prendre les choses comme elles venaient, sans qu’elles ne puissent affecter durablement son humeur. Il avait ce sourire un peu fier qui était assez communicatif. Il y avait sans doute des avantages à tirer de la situation, évidemment. Il pourrait de nouveau activer des serrures à distance, ou… Les possibilités étaient infinies. Je soufflai un petit rire à sa remarque : « Tu as raison, on nage déjà en pleine science-fiction… » Dire que, fut une époque, j’en aurais rêvé ! « Ca me paraissait plus cool, dans mon souvenir. » Je cessai de rire à la mention d’Hécate qui perdait les pédales pour de bon. L’IA avait déjà des ratés assez inquiétants. « Ne parle pas de malheur. » Il allait attirer le mauvais œil sinon !

Je souris d’un air pensif quand Naël m’assura – comme si c’était l’évidence même – qu’il n’en parlerait à personne. Nous avions eu le même ressenti négatif de notre dernière période en quarantaine, apparemment… Mieux encore, Naël n’en avait pas parlé non plus. « Tu as tout gardé pour toi, tout ce temps ? » J’étais un peu surprise. Je portais un poids lourd sur mes épaules de par ma fonction, mais s’il y avait bien une chose que je n’avais pas pu garder pour moi… C’était cette sensation étrange de perdre le contrôle de moi-même. Je n’arrivais pas à vivre sereinement avec ça. Lui, si… Sans doute parce que tout partait à vau-l’eau depuis le début de cette expédition. Alors un peu plus ou un peu moins ?

Je restais plus inquiète que lui, sans doute parce que mes nouvelles facultés ne m’apportaient pas que du bon, contrairement à lui. La pression à mon poignet m’extirpa de mes pensées sombres pour me forcer à river de nouveau le regard sur Naël. J’écarquillai un peu les yeux, surprise. Mon cœur bondit dans ma poitrine à sentir le sien battre doucement au creux de ma paume. Des paroles si simples… Et pourtant si lourdes de sens. Je me fendis d’un sourire amusé, la surprise passée, en refermant ma main sur la sienne. « Ca ne fonctionne pas sur commande, Naël. Je sens un vertige avant que le pouvoir se déclenche et… Tout se confond ensuite, durant quelques secondes. » C’était compliqué à décrire, mais ces sensations se rapprochaient un peu des siennes, alors il comprendrait. Il m’assura encore son soutien. Il n’avait aucune idée de comment arranger les choses et ne s’en cachait pas, mais il gardait espoir et… Il y avait toujours cette petite touche d’humour pour m’arracher un sourire de plus.

Je cédai à une envie aussi insoupçonnée que soudaine, alors que ma main remontait à sa nuque, mes lèvres venant chercher brièvement les siennes. « J’espère avoir compris ce que tu ressentais, même sans mon pouvoir de super-héroïne. » Je lui souris doucement. J’avais envie de m’en excuser, car après tout, je ne savais même pas s’il était célibataire ou non. Je savais assez peu de choses sur lui, finalement… Même si un lien fort et indescriptible semblait nous unir. « Est-ce que tu voudras bien revenir plus souvent ? Je pense… Que ça m’aidera à me raccrocher à cet espoir, si ça se reproduit. »