Daniel Arrington

• 22 août 1993 : Le petit Dan contemple avec un mélange de fascination et de curiosité ce petit être tout rose qui paraît perdu dans les bras de sa maman et le contemple avec de grands yeux. Il tend un doigt hésitant vers le bébé et tapote sa joue d’un geste doux. Le nouveau-né éternue au même moment, et Daniel retire brusquement sa main, provoquant les rires d’Halley et de Nolan Arrington. La canadienne et l’américain échangent un regard empreint d’émotion devant la rencontre de leurs deux fils. Ici, dans la moiteur de cette chambre de maternité de San Francisco, se noue un lien fort et immédiat entre Peter et Daniel, un lien qui ne se démentira jamais par la suite.

• 14 novembre 1997 : « Papa, papa, j’ai eu un A en maths ! », s’écrit Daniel en courant dans la grande maison, balançant son sac à dos dans l’entrée et faisant claquer la porte. Aussitôt, Rosie, sa nourrice, accourt en posant un doigt sur sa bouche.

« Chhh, ne dérange pas ton père, mon chéri. Tu sais que son travail est important. Allez, viens prendre ton goûter avec ton frère, et raconte-moi tout ça. »

Daniel jette un coup d’œil en direction de l’étage, d’où ne lui parvient que le silence. A cette heure, son père est probablement enfermé dans son bureau en train de préparer sa prochaine intervention à un séminaire prestigieux, ou d’écrire quelques pages de son futur livre de physique quantique. Chercheur, ce n’est pas une vie, songe Daniel en tartinant sa tranche de pain de beurre et de confiture. Enfin, c’est toujours mieux que Directrice du Marketing International dans une multinationale high-tech comme sa maman, qui ne sera probablement pas rentrée avant la nuit tombée… Bah ! Heureusement, Peter est là. Une fois le goûter enfourné, et les devoirs faits, Daniel entraîne son petit frère dans le grand jardin qui entoure la propriété des Arrington, pour une partie de cache-cache endiablée. Puis l’obscurité tombe et les deux frères s’affalent dans l’herbe grasse pour observer les premières étoiles, avant que Rosie ne les appelle pour dîner.

• 22 juin 2006 : Avec deux ans d’avance sur sa classe, un score optimal aux SAT et un essai relu et validé avec soin par son chercheur de paternel, ce n’est une surprise pour personne au sein de la famille Arrington lorsque Daniel reçoit sa lettre d’admission à l’université de Stanford. Une surprise pour personne, sauf lui ! Heureux comme jamais, il prépare avec soin son entrée au département de biologie et passe l’été le nez fourré dans des livres de différentes disciplines scientifiques, encouragé par Peter. Passionné d’astrologie et de physique depuis toujours, son petit frère ne rêve que d’une chose : achever lui aussi ses années lycées pour pouvoir le rejoindre à l’université. Daniel, lui, ce qui l’anime, c’est le vivant : étudier des plus petites bêtes, des microbes, jusqu’aux plus grosses, et à en imaginer d’autres. Peter et Dan passent des soirées entières à observer les étoiles et à inventer toutes sortes de vies extraterrestres en rêvant du jour où ils iraient à leur rencontre. Pourtant, cette joie est teintée d’amertume, car Peter craint beaucoup la séparation avec Daniel. Même s'il ne part pas très loin, l'aîné des Arrington a décidé de prendre une chambre sur le campus pour se consacrer entièrement à ses études et à la vie universitaire. Leurs parents, quant à eux, sont plus absorbés par leur travail que jamais.

• 23 juillet 2007 : Alors que Daniel mène des études brillantes à Stanford, rapidement repéré par ses professeurs, et bien entouré par d’autres étudiants passionnés, les nouvelles de la maison se dégradent. Halley et Nolan décident de se séparer temporairement, après une longue année de disputes incessantes, et Nolan quitte le foyer familial. Peter se referme, refuse de répondre aux appels de Daniel, passe son temps enfermé dans sa chambre lorsqu’il rentre du campus. Halley soupçonne des problèmes au lycée mais, très prise par sa carrière et ses problèmes maritaux, elle éprouve des difficultés pour comprendre et venir en aide à son cadet. Très rapidement, la situation empire et Peter, qui avait été un enfant si joyeux, devient un adolescent taciturne, effacé et, surtout, profondément malheureux. Daniel souffre et s'inquiète de ce revirement de comportement, mais sa propre vie le retient souvent sur le campus.

• 14 janvier 2009 : La nouvelle tombe comme si la foudre l’avait frappé.
Un soir d’hiver, après une longue session de révisions à la bibliothèque avec sa petite-amie, Billie, Daniel regarde enfin l’écran de son téléphone portable et découvre de nombreux appels en absence. Un mauvais pressentiment s’impose à lui, comme s’il savait ce que sa mère s’apprêtait à lui annoncer, comme s’il redoutait cet appel depuis longtemps. Finalement, il se résout à téléphoner, et les mots de sa mère ôtent brusquement tout l’air de ses poumons. Son petit frère s’est suicidé. Le téléphone lui échappe des mains, son regard confus se lève vers le ciel, vers les étoiles, comme s’il espérait y trouver Peter. Le ciel étoilé restera, et reste encore à ce jour, leur secret partagé, un spectacle familier à contempler pour le retrouver.

• 25 décembre 2011 : Daniel retient à grand peine une remarque méprisante à la vue de ses deux parents, collés l’un à l’autre comme deux tourtereaux sur le canapé. Ils échangent des cadeaux, puis un baiser, et couvrent enfin leur fils unique d’une multitude de cadeaux, qu’il a instantanément envie de jeter dans la cheminée. Le temps passe et la douleur, sans disparaître, devient familière mais sa colère, elle, ne fait qu’enfler. Il les voit, ses parents et il a envie de hurler. Où était cette belle unité familiale lorsque Peter en avait besoin, où était tout cet amour, cette générosité, cette chaleur du foyer lorsque son petit frère était vivant ? Lui n’en a que faire, lui n’en a pas besoin. Il se construit autrement, de son côté, par ses études brillantes et son projet de doctorat, par la science dans laquelle il se plonge chaque jour pour oublier, pour comprendre. Il a besoin de comprendre, à défaut de pouvoir crier. Sa colère, il la ravale, il l’étouffe tant bien que mal. Daniel se tait, il étudie et, les années passant, il recherche.

• 22 octobre 2014 : Lorsque Daniel rencontre April, à une soirée d’amis en commun sur le campus, le coup de foudre est quasiment instantané. Les deux doctorants – elle en chimie, lui en biologie – se découvrent rapidement de nombreux points communs et Daniel n’hésite pas longtemps avant de se lancer dans cette relation. Ce couple est une évidence, et April apporte un vent de fraicheur bienvenu dans la vie de Daniel, lui qui avait fermé son cœur à toute relation depuis Billie et la mort de Peter. Pourtant, tout au fond de lui, quelque chose le retient de profiter tout à fait de cette relation. Physiquement, il est là, mais sa tête est déjà ailleurs, dans un autre projet, qui l’emmènera loin, si loin. Bien sûr, ce n’est qu’un rêve inaccessible, les chances d’être choisies sont infimes… mais une petite voix au fond de lui lui souffle que ce sera le voyage de sa vie. C’est une évidence, comme si toute sa vie jusqu’à présent n’avait été qu’une longue préparation à ce moment, dans un peu plus de quatre ans, où il s’installerait dans un caisson pour être placé en cryosommeil.

• 24 septembre 2015 : Sa coupe de champagne tinte contre celle de Linda Brown, puis il la porte au lèvre et savoure les bulles qui pétillent contre son palais. Tous les regards de sa famille et de ses amis se posent sur lui, radieux, et il n'a pas les mots pour exprimer sa gratitude à Linda. Plus qu'une référence académique tout au long de son master's thesis et de son doctorat, Linda est devenue une véritable mentor, toujours présente pour le soutenir et le pousser à exploiter ses capacités au maximum. Elle l'a encouragé à postuler à tous les programmes de recherches américains et européens portant sur la recherche de vies sur d'autres planètes, a soutenu ses candidatures, et c'est finalement tout près de la maison que Daniel est recruté : à l'Arm Research Center de la NASA.

Il tente de bafouiller quelques mots de remerciements, trop faibles, s'embourbe dans son champagne. Linda rit et lui ébouriffe les cheveux avant de se laisser emporter dans une conversation universitaire avec son père. Daniel en profite pour s'éclipser vers son ami Hiro, rencontré sur les terrains de sport du campus. Entre la soutenance de sa thèse et ses entretiens, il n'a pas eu le temps de voir Hiro seul à seul depuis plusieurs semaines.

« C'est pas loin, du coup ? », s'enquit-il en fouillant dans un bol de chips.

« Non, du tout, du côté de San José. »

« Super. C'est génial, mec, vraiment classe. Et tu vas faire quoi pour la NASA ? »

« Toujours des recherches, tu te souviens de ce que je t'ai expliqué sur ma thèse ? »

« Euh... ouais, à peu près ? »

« Bon, c'est facile, en gros, j'étudiais des organismes qui vivent dans des conditions extrêmes, comme l'Antarctique ou dans les fonds marins de l'océan Pacifique, pour essayer de déterminer dans quelles conditions extrêmes on peut trouver de la vie. Par exemple, si on sait que des bactéries piézophiles sont capables de vivre à une pression hyperbare - OK, je vois que je te perds, je reprends - si des bactéries sont capables de vivre à des pressions très élevées au fond de nos océans, peut-être qu'elles seraient capables d'apparaître sur d'autres planètes sur lesquelles la pression est bien plus élevée qu'à la surface de la Terre, tu vois. C'est de la déduction. »

« Mais là, tu vas plus étudier les fonds des océans, si je comprends bien ? »

« Non. Dans le programme que je rejoins, une équipe pluridisciplinaire étudie des données sur Europe, qui est un satellite de Jupiter qui a la particularité d'être recouvert de glace, et sous cette énorme couche de glace, il pourrait y avoir de l'eau. C'est vraiment passionnant, j'ai encore du mal à en croire ma chance ! »

Il fallait avouer qu'au-delà de la chance, et de sa carrière universitaire brillante, Daniel a reçu plusieurs soutiens de poids, grâce à Linda mais surtout à son père. Un soutien dont il aurait préféré se passer, mais l'opportunité est trop belle, trop savoureuse pour qu'il ne la saisisse pas...

« Tu m'étonnes, c'est pas tout le monde qui se fait recruter par la NASA à vingt cinq ans. J'suis fier de toi mon pote, j'ai toujours dit que t'en avais là-dedans, et puis c'est un peu ton rêve qui se réalise là, depuis le temps que tu me parles de l'espace ! Mais t'auras toujours le temps d'aller courir j'espère ? »

« Y'a intérêt ! »

• 2 septembre 2017 : Daniel ressort de son entretien aussi lessivé que s'il avait couru un semi-marathon. Il repousse une mèche de cheveux qui goutte sur son front et se repose un instant contre le mur pour reprendre ses esprits. Toute la tension et la concentration accumulées lors de cet échange retombent brusquement, le laissant sans forces, et incertain quant à son avenir. Aujourd'hui, pour la première fois depuis le début de cet interminable process de recrutement, le prénom de Peter est apparu dans la conversation. Ce ne sont pas sur sa carrière naissante d'exobiologiste, sur sa thèse saluée par le milieu universitaire ni même sur sa condition physique, plutôt excellente pour un rat de laboratoire, que les recruteurs se sont attardés, oh non, mais plutôt sur sa psychologie, sa motivation, son mental. Et là, tout de suite, il se trouve nettement moins à l'aise. Pas de questions scientifiques, mais plutôt une longue discussion, presque informelle en apparence, sur ce qui le pousse à vouloir rejoindre le projet à ce point, sur l'origine de cette passion pour l'espace. Et puis, petit à petit, sur la façon dont il a perçu le suicide de son frère et a fait son deuil. Sur sa relation avec ses parents, avec sa petite-amie. Sur sa capacité à travailler avec les autres, à s'intégrer à une équipe, à s'ouvrir aux autres.

Alors il a fait de son mieux, pour brider certaines émotions, s'ouvrir à certaines questions, montrer son meilleur visage, le plus stable et mature possible, du haut de ses vingt-sept ans... mais est-ce suffisant ? Auront-ils perçu ses fractures, sa vulnérabilité, son exigence, et tous ces défauts qu'il n'est que trop conscient d'avoir ? Daniel doute, c'est dans sa nature, et il doutera tout au long des prochaines semaines, jusqu'à ce qu'enfin la réponse ne tombe, sous forme d'une consécration.

• 12 décembre 2017 : « Tu ne vas pas vraiment y aller, Danny ? »

La main de Daniel se crispe sur la bandoulière de son sac, et il se fige sur le pas de la porte. Il avise l’expression bouleversée de sa compagne et son masque de détermination se fissure. Il comprend qu’elle n’a jamais totalement perdu espoir, pas jusqu’à cet instant.

« April… »

Il ne dit rien de plus, car il n’y a rien de plus à dire. Cet échange silencieux, combien de fois l’ont-ils eu au cours des derniers mois, des dizaines, des centaines de fois ? Il n’y a pas de solution heureuse à ce dilemme. April sait qu’elle ne peut pas lui demander de renoncer à son rêve, et Daniel sait qu’il lui demande de sacrifier le sien : une vie de famille, à ses côtés.
Sa bouche s’ouvre, comme s’il allait dire quelque chose, puis elle se referme. Daniel se détourne, un sac sur l’épaule, une valise à la main, et referme doucement la porte derrière lui. Enfermant ses sentiments à double-tour, il se dirige d’un pas rapide vers la voiture qui attend devant sa maison et jette les bagages dans le coffre, avant de s’installer sur le siège passager. Daniel ferme les paupières tandis que sa vie d’avant s’éloigne dans le rétroviseur. Le cœur battant, il s’accroche à son billet d’avion.

Houston l’attend.

• Décembre 2018 Les adieux avec ses parents sont doux-amers. Comme si un accord tacite avait été passé, tous les non-dits et les rancœurs sont momentanément oubliés sur le perron de la maison d'enfance, à San Francisco. A quoi bon s'y accrocher, maintenant ? L'instant est trop important : un dernier adieu avant la fin, tout du moins, avant très longtemps. Une poignée de personnes se tiennent là devant lui, il leur fait ses adieux un à un, le cœur chamboulé. Hiro lui donne une accolade, lui fait une blague qu'il entend à peine, et il laisse échapper un rire nerveux. Linda lui dit à quel point elle est fier de lui, de son étudiant prodige, et lui fait promettre de lui envoyer des ongles d'extraterrestres. Elle lui souffle de prendre soin de lui, et il promet. Il écoute les conseils de son père, et lui donne une accolade, probablement pour la première fois depuis neuf ans.

Tout le monde est là, sauf elle, sauf April. C'était trop difficile pour elle, lui glisse sa mère à l'oreille, c'est probablement mieux comme ça. Il acquiesce à contrecœur, serre une dernière fois Halley dans ses bras. L'espace d'un instant, l'immensité de sa décision, son caractère final le traversent et il se sent à deux doigts de succomber, de changer d'avis. Puis il se remémore toutes les raisons pour lesquelles il est persuadé que son destin l'appelle à bord du Voyager, alors il rassemble son courage et relâche sa mère. Après un dernier regard pour toutes ces personnes chères à son cœur, il s'en va.