Alien ou allié ?

Des fourmillements se répandaient peu à peu dans les membres de Daniel, et attiraient sa conscience vers l’éveil. Très confortablement installé dans un sommeil sans rêves, il lutta de longs instants contre les pensées qui affluaient dans son esprit, de plus en plus nombreuses, de plus en plus vives. Hélas, il ne put éviter très longtemps la douleur lancinante qui lui vrillait le crâne, ni sa propre conscience du monde extérieur qui se rappelait à lui. Péniblement, il se résolut à soulever ses paupières lourdes et tenta de faire le point sur la scène qui se déroulait autour de lui.

Une voix énergique résonnait dans son caisson, une voix qui s’identifia bientôt comme étant celle de la gouverneur du Voyager… le Voyageur ! Le vaisseau, le lancement, le caisson ! Le voyage allez était fini ! Reprenant brutalement ses esprits, secoué par un rush d’adrénaline, Daniel écarquilla grand les yeux et souleva à demi la cage thoracique. Ce mouvement brusque accentua sa migraine et une vague de nausée agita ses entrailles, le forçant à reprendre sa position horizontale. Expirant profondément, il se concentra sur le message du gouverneur Wang Mei-Lin, mais ses pensées étaient confuses, son esprit d’ordinaire si vif était lent, engourdi, assailli par la douleur. Peut-être était-ce sa raison qui refusait d’entendre le message, pourtant limpide, qui lui était délivré, mais il ne comprit pas tout de suite ce qu’elle était en train de lui dire. 900 ans ne pouvaient pas s’être écoulés, c’était une erreur, ils ne devaient partir que vingt ans. Ce n’était pas possible, car s’ils étaient partis aussi longtemps alors cela voulait dire que la Terre, et bien la Terre…

La Terre était détruite. Cette pensée le cloua sur place et un visage féminin familier s’imposa aussitôt à lui, tandis que son cœur se serrait douloureusement dans sa poitrine. April. April, ses amis, ses parents, toutes les personnes qu’il avait connues, elles étaient toutes mortes. L’humanité avait péri, il ne restait qu'un dernier bastion : ces cinq mille personnes à bord du Voyager, dont il faisait partie. A cette constatation vertigineuse, une nouvelle vague de nausée plus forte que les autres le secoua et il eut tout juste le temps de se hisser par-dessus le rebord de son caisson pour rendre le contenu de son estomac sur le sol, essentiellement de la bile. Autant pour un réveil héroïque, songea-t-il en laissant son regard hagard flotter autour de lui.

La pièce était exceptionnellement silencieuse, plongée dans une pénombre étonnante. Autour de lui, des caissons, des dizaines de caissons, avec leurs occupants encore plongés dans le cryosommeil. Pourquoi était-il réveillé, parmi eux tous ? Et surtout, pourquoi était-il tout seul ? Pourquoi restait-il tout seul, malgré les minutes qui passaient ?

Un mauvais pressentiment l’envahit, avant de se muer en une peur instinctive lorsque son ouïe perçut des bruits étranges de cliquetis à quelques mètres de là, suivi par d’autres sons, sourds, comme une cavalcade. Par prudence, il se ratatina au fond de son caisson, les yeux grands ouverts, le souffle court, en tentant d’évaluer la situation. Qu’avait dit la gouverneur, déjà ?

*Hécate a détecté des signes de vie alien.*

Des aliens… peut-être était-ce pour cela que l’on avait décidé de réveiller les exobiologistes. Peut-être qu’il y avait un spécimen à étudier, songea-t-il, rassuré par cette idée. Ou alors, c’était l’IA qui avait pété un boulon. Possible aussi. Peut-être devait-il crier, appeler à l’aide, signaler sa présence ? Il semblait y avoir quelqu’un, ou… plusieurs entités, ou dans les parages.

Alors que des bruits de pas lourds se rapprochaient inexorablement de lui, Daniel resta figé dans son caisson, incapable de statuer quant à la conduite à adopter. Finalement, une silhouette haute, au crâne rasé, se découpa en contre-jour dans son champ de vision, et il lui rendit un regard écarquillé.  

Est-ce que cela ressemblait à cela, un alien ? Exactement comme un être humain, mais très baraqué ?

Une demi-seconde s'écoula en silence le temps que leurs regards se croisent, juste assez de temps pour amplifier les battements lourds de son cœur contre sa cage thoracique. Il sentit son petit organe palpitant faire une embardée à la vue du nouvel arrivant qui, fort heureusement, ne tarda pas à lui tendre une main secourable. Le soulagement de l'exobiologiste fut instantané lorsque l'inconnu s'adressa à lui en anglais, d'une voix brusque, certes, mais pas hostile. Sans plus attendre, il fit jaillir sa main pour s'agripper à l'avant-bras de son sauveur et se laissa hisser en position assise. Une jambe, puis l'autre, passèrent par-dessus le caisson défectueux et trouvèrent prudemment la terre ferme - enfin, façon de parler. Encore à demi-appuyé contre le caisson mais conscient de l'urgence qui flottait dans le regard d'Hassan, Daniel prit son courage à deux mains pour se lever tout à fait, et ferma brièvement les paupières quand un flash de douleur traversa son esprit de part en part. Résistant à la tentation de porter son poing à sa tempe droite, il expira et s'efforça d'embrasser la pièce obscure du regard. Deux hommes se tenaient un peu plus loin, accompagnés de machines menaçantes.

"OK...", souffla-t-il d'une voix très éraillée. Le premier mot qu'il avait prononcé depuis près d'un millénaire. "C'est bon, je te suis."

Heureusement que l'obscurité dissimulait son teint verdâtre, songea-t-il en emboîtant les longs pas d'Hassan, l'observant du coin de l'oeil. Ce n'était pas le plus doux des réveils, mais Daniel devait admettre que sa situation s'était améliorée avec l'arrivée de ce comité d'accueil : il leur était reconnaissant de ne pas être totalement livré à lui-même.  
Bon, cet homme tenait plus du militaire que de l'infirmier, car il était évident que Daniel n'était pas en capacité de "bouger son cul", mais s'il s'agissait de ne pas se faire dévorer par un alien alors il était prêt à serrer les dents.

"Je m'appelle Daniel Arrington, et toi ? Qu'est-ce qui se passe, ici ?", s'enquit-il alors que les deux hommes rejoignaient la porte, en passant devant des rangées entières de caissons encore occupés. "Pourquoi m'avoir réveillé ?"

Bien sûr, il avait conscience que ses connaissances scientifiques pouvaient être utiles au programme, c'était bien pour cela qu'il avait postulé, mais il n'était pas le seul exobiologiste recruté, et probablement pas le plus expérimenté. Le message préenregistré qu'il avait entendu au réveil en disait à la fois trop, et pas assez, et il sentait son esprit fourmiller. Alors même si l'heure n'était probablement pas aux explications, Daniel ne pouvait s'empêcher de poser l'une des milliers de questions qui lui brûlaient la langue... Le fait qu'Hassan soit lourdement armé ne lui avait certainement pas échappé.