pas de panique surtout (allan&rhiannon)

Lorsque tu avais été plongé dans ton cryosommeil, tu avais eu un moment de stress, tout léger, à te demander si un jour, tu allais vraiment te réveiller, s'il n'allait pas y avoir un bug dans le programme, et si tu allais juste mourir dans l’entrefaite. Puis, tu pensas qu'au pire, tu auras vécu une sacrément belle aventure, et qu'un réveil allait être une bonne surprise. Cependant, quand ton caisson s'ouvrit, à l'instant où divers mécanismes se déclenchèrent pour te permettre de revenir à la réalité, tu n'avais pas imaginé que tu aurais une migraine et que tes sens mettraient autant de temps à s'éveiller. La lumière t'aveugla, même à travers tes paupières, tes oreilles captèrent des sons diffus qui ne se précisèrent qu'au bout de quelques minutes. Tous tes membres ne réagirent pas non plus aux stimuli que tu voulus leur envoyer, histoire de se délasser.

Bon, ça ne marchait pas vraiment. D'un autre côté, durant la formation que tu avais eue avant le voyage, on t'avait bien prévenu que ça n'allait pas être génial du premier coup. Il fallait être patient, et surtout, se laisser aller aux vérifications médicales qui devaient arriver rapidement après le réveil. La procédure, c'était important dans l'espace, surtout après ce qui était aussi marquant physiologiquement qu'un cryosommeil.

Un moment, tu crains même d'avoir perdu ta capacité à réfléchir, jusqu'à ce que tu te dises que si tu arrivais à t'inquiéter, c'était que tout allait bien... Et qu'il ne servait donc à rien de s'inquiéter. Alors, tu attendis, patiemment, que les choses viennent à la normale. Tu avalas ta salive plusieurs fois, afin de ré-humidifier ta gorge, ta bouche. Et à un moment donné, tu te sentis assez revenu à la réalité pour poser une main sur le bord de ton caisson, pour t'aider à te redresser, doucement, porté par cette voix que tu reconnaissais.

Petit à petit les mots se précisèrent, ta vue aussi, c'était bien Rhiannon, qui parlait en te tournant le dos, tournant sur elle-même et faisant ces gestes qui n'avaient aucun sens. Tu en souriais - intérieurement, pour l'instant, étant encore engourdi par des siècles de sommeil - ce que tu ne savais pas encore. Juste, tu ne comprenais pas encore ce qu'elle racontait, et t'avais bien envie de lui demander de ralentir le débit de parole, juste un petit peu.

Tu tentas de te racler la gorge, ce qui donna tout au plus un bruit de moineau muet, puis de prononcer le prénom de ton amie. Le seul problème, c'était qu'en parlant, tu parvins à sortir un très tonitruant - non, pas du tout - : "... Gueuh ?" qui ne signifiait absolument rien du tout, mais qui avait le mérite de, normalement, attirer l'attention de la femme qui était juste là. Tu espérais quand même qu'elle te donne un coup de main et t'explique pourquoi tu n'étais actuellement pas entouré d'une fournée de docteurs parés à vérifier tous tes signaux vitaux. Ce à quoi tu t'attendais, en fait.

« … et là, on m’appelle, en plein pendant ma douche, pour me dire que le Visseur Fou a bloqué la porte du réfectoire et que les gens du cycle 3 voudraient bien manger ! Alors, évidemment, je me sèche, je m’habille, je cours vite sur place – mais qu’est-ce qu’ils voulaient que je fasse, hein franchement, je suis pas mécanicienne moi, même si le foutu Visseur avait encore été là, j’aurais pas pu dévisser la porte en claquant des doigts ! Bref, je me dépêche, je les rejoins, et là tout le monde me regarde bizarre, parce que figure-toi que j’avais encore les cheveux pleins de shampoing ! Et v’là-t-il pas que y’en a qui se mettent à rigoler, dans le fond, comme si je pouvais pas les entendre – je suis rousse, hein, pas débile, et même si l’existence de mon âme est sujette à discussion depuis mes quelques petits foirages avec les opérateurs, je suis pas complètement crétine ! Franchement, où va le monde, hein ? »

Et elle s’interrompt dans sa déambulation animée, la fulminante rouquine, tapant du pied au sol pour appuyer sa question dramatique. Cela fait des semaines – des mois, à présent – qu’elle se rend régulièrement dans la baie des caissons où dort Allan, pour se planter devant celui de son ami et lui raconter sa vie. Comme si l’engin n’était pas totalement hermétique et qu’il pouvait réellement l’entendre – et parfois, elle se plait à imaginer ce qu’il répondrait s’il était vraiment là, avec elle. Dans ce cas précis, il prendrait certainement une liste de noms pour hacker des comptes e-mail et révéler quelques petits secrets honteux, pour venger sa copine… Cher Allan ! Toujours là pour veiller sur elle, au temps d’avant.

Ce qu’elle n’attendait pas, par contre, c’est le ‘Gueuh… ?’ vaguement interrogatif qui vient souligner le clignotement d’un caisson en train de s’ouvrir. Sous le choc, elle recule de quelques pas, trébuche sur la sacoche qu’elle avait déposée au sol, s’affale lourdement sur son postérieur rebondi, dans un glapissement de surprise incrédule. Puis l’adrénaline fait son effet et elle se relève d’un bond, manquant à nouveau se prendre les pieds en se ruant en avant vers le caisson, mille phrases s’entrechoquant au hasard dans son esprit fébrile. Ce qui sort de sa bouche est un mélange confus de questions, conseils et exclamations, déversées pêle-mêle sur un esprit encore certainement embrumé par neuf siècles d’un sommeil sans rêve…

« A-Allan ! Reste allongé ! Le discours de la gouverneure va commencer ! Ça va, tu as mal quelque part ? Écoute-la bien surtout c’est super important ! Je vais prévenir les médecins ! Tu as froid ? Tu as faim ? J’ai un bébé caneton mais c’est pas pour manger ! Je suis tellement, tellement contente que tu sois réveillé ! »

Trépignant d’impatience, elle sautille sur place tandis que les premiers mots du discours enregistré de Wang Mei-Lin se font entendre. Vivement qu’il soit complètement en possession de ses moyens, qu’elle puisse lui sauter au cou pour un câlin de bienvenue !

Si tu étais complètement paumé en écoutant le méli-mélo de conseils, anecdotes, ordres que te lançait Rhi, tu pris quand même le temps d'obéir aux premiers mots - à savoir t'allonger. Et tu écoutas le message pré-enregistré, te demandant si tu devais vraiment t'intéresser à ce que tu savais déjà. Au point même que tu parlas en même temps à ta meilleure - et seule - amie : "C'est quoi cette histoire de caneton ? Faut vraiment pas te laisser sans surveillance !" d'une voix assez rauque, mais qui revenait petit à petit. Pourtant, tu finis ta phrase au moment où tu entendis parler des neuf siècles écoulés. Tu avais subitement fermé ta bouche, prêtant soudainement une oreille et un regard tout à fait dédiés à Wang Mei-Lin. "Tu te fous de moi..." Vous étiez les derniers humains vivants. Et votre planète reléguée à un souvenir stérile.

Tu avais une tête qui devenait de plus en plus ahurie au fur et à mesure du discours. DES ALIENS. A partir de ce moment-là, tu entras dans une espèce de politique du déni. Non, ça devait être une nouvelle étape de sélection, ou on ne savait trop quoi, une épreuve de résistance au stress, un truc du genre. Parce que là, ça te semblait plus être une histoire d'Alien, tu t'attendais presque à ce qu'on te parle de Sigourney Weaver, un truc du genre, voire même du Predator. Même cette histoire d'Hécate, fusionnant avec un esprit - sérieusement ?

Tu eus même un fou rire un peu retenu par la possibilité que tout soit vrai : "Tu entends ça ? Ils parlent de fusion d'âme et d'intelligence artificielle !" Tu riais un peu, mais dans ton regard on voyait bien que tu priais pour que tout soit totalement faux. Tu n'osais même pas regarder Rhiannon, craignant d'y lire la vérité, ou même une extension de la plaisanterie en nettement moins drôle.

Quand le discours s'arrêta, s'achevant sur un voeu de bon voyage, tu étais définitivement sous le choc. Tu n'en revenais pas, à un point même que tu sautas pratiquement comme un diable - craquant des articulations d'ailleurs - hors du caisson. Bon, tu t'étalas quand même au sol ce faisant, mais ce n'était qu'un détail vite oublié une fois relevé en te tenant au bord. "Ok, bon." Tu restas un peu bête. "Bon, bon, bon." Tu sentis ton genou lâcher un peu, tu avalais les informations, tu les imprimais, les soupesais, pour vraiment en prendre la commune mesure. Ça te flanquait une angoisse dans les tripes, tu ne parvenais pas à y croire, pas totalement.

Mais à un moment donné, tu finis quand même par tenter auprès de Rhiannon le regard, histoire d'obtenir confirmation. "Bien. On est d'accord que ce n'est pas son genre de faire des plaisanteries du genre, hein ? Donc tu confirmes tout ce qu'elle dit ?"

Elle voit bien les réactions se succéder sur le visage d’Allan, au fur et à mesure de l’avancée du petit discours de la gouverneure, et un élan de pitié s’empare de Rhiannon, à voir ainsi son cher ami aux prises avec une réalité totalement inattendue et terriblement déstabilisante. Son réveil à elle a bien été marqué par l’angoisse, mais elle a découvert la vérité graduellement ; au contraire du petit génie de l’informatique qui prend une magistrale claque dans la figure. L’œil rivé sur lui, elle enregistre chaque mouvement de ses traits, chaque infime réaction ; et lorsque tu vois l’incrédulité le disputer à une horreur muette, tu hoches tristement la tête. Oui, tout ce qu’il a entendu est vrai – et encore, cela ne parle pas de tout ce que vous avez découvert depuis au sujet de l’état de délabrement de Voyager, et du péril sans nom qui pèse sur vos vies. « Alors, techniquement, ce n’était pas l’âme du commandant Sheridan à proprement parler, mais une copie numérique de ses souvenirs et de sa personnalité, et c’est cette copie que Hécate a intégrée à son programme cognitif… mais on s’en fout, de ça ! » ajoute-t-elle en battant l’air d’une main, peu désireuse d’inquiéter Allan.

De toute façon, il ne l’a probablement pas vraiment entendue, concentré comme il semble l’être sur le discours pré-enregistré. Il s’extirpe d’un bond du caisson, et s’étale au sol quasiment de la même manière que Rhiannon elle-même, quelques semaines plus tôt. Un sourire involontaire éclaire un instant la physionomie de la programmeuse, avant qu’elle ne se penche pour aider son ami à se redresser en position debout. Sans rien dire pour le moment, elle lui offre son épaule pour le soutenir, le temps que tous ses muscles se réveillent complètement. Pauvre Allan – pauvres eux, tous, les réveillés qui doivent lutter contre le désespoir chaque jour, et les endormis qui n’ont encore aucune idée du pétrin infâme dans lequel les survivants de l’humanité se sont fourrés. Comment le formule le dicton, déjà ? Bienheureux soient les ignorants ? Peut-être…

Puis les regards des deux amis d’enfance se trouvent, et celui de l’homme porte une interrogation à laquelle la femme est obligée de répondre. « Tout est vrai. » murmure-t-elle presque à contrecœur, mortellement sérieuse d'un coup, navrée de devoir saborder ses espoirs. D’un geste rendu presque instinctif par des années d’habitude, elle enlace sa taille, le serre fort contre elle. Comme quand ils avaient dix ans et qu’un film d’horreur entraperçu par hasard la terrorisait. « Je suis sortie de cryosommeil dans les premiers jours, il y a presque trois mois. Depuis, on essaie de comprendre ce qui nous arrive, et je suis désolée que tu arrives là-dedans sans y être préparé – mais je suis contente, que tu sois là, Allan. Il y a des personnes merveilleuses parmi l’équipage, et je m’y suis fait des amis, mais je me suis tellement sentie seule par moments… Tu m’as manqué ! »