Prendre un verre de bière, mon minou

L’Américain a rechigné à diverger de sa routine habituelle pour fraterniser davantage avec Adrian, mais lorsque ce dernier a proposé d’aller prendre un verre au Bright Venture, soudainement, Teddy s’est senti très inspiré par cette idée. Un enthousiasme si soudain, presque louche (tout à fait louche, même), qu’il a maladroitement caché sous une prétention professionnelle, à savoir : goûter l’alcool de fruits. Celui artisanal, concocté par les cuisines grâce aux fruits trop mûrs récoltés par ses bons soins (et ceux d’un opérateur prêté par Rhiannon, une fois, qui a lancé autant de fruits pourris contre la verrière qu’il en a récolté)(pas un mauvais score, somme toute). Il a même poussé le vice jusqu’à s’équiper de son Pad et de se créer un document afin de noter les différents alcools prêts.

Tout à fait professionnel, donc.
Absolument rien à voir avec la barmaid du Bright Venture, qui prépare derrière leur comptoir leur généreux mètre de verres à dégustation.
C’est uniquement afin de savoir quand leur commande serait prête, que l’homme s’est stratégiquement à une table dont sa chaise fait face au bar. Absolument pas pour regarder Leontina, discrètement, alors que celle-ci est concentrée sur sa tâche.

« Je ne promets pas que ce soit bon. » Il ne peut absolument rien promettre, même. Au mieux, ça goûtera le vinaigre balsamique et au pire… probablement la pisse. Deux saveurs qui ne l’inspirent pas du tout, mais c’est pour la science et le bien-être de tous. Tout ceci, on le répète, est dans un but strictement professionnel.

Il avait besoin de faire autre chose, pour changer. Autre chose que de travailler, autre chose que de tourner en rond dans le hangar à examiner les mêmes navettes immobiles, les mêmes chasseurs cloués au sol. Autre chose que de se dépenser à la salle de gym ou dans les couloirs. Juste... autre chose. Alors quand il a appris que les premiers alcools étaient prêts à l'essai, il s'est généreusement dévoué pour être l'un des premiers cobayes. Et il a désigné un camarade inattendu pour être son acolyte. Le pauvre, il a véritablement besoin de se changer les idées. Passer son temps à cueillir des fruits et surveiller un canard ? Voilà qui doit être épuisant. Alors quoi de mieux que de passer sa soirée le nez dans la cuvette après avoir ingurgité des doses d'alcool probablement immonde ?

Il pensait devoir sortir le grand jeu pour le convaincre, mais Theodore s'est montré particulièrement enthousiaste face à son idée. Peut-être qu'en effet, il a besoin de repos.

Installés à une table du Bright Venture, ils attendent sagement qu'arrive leur probable première cuite dans l'espace. Et en attendant, Adrian déblatère une énième histoire sans grand intérêt sur les soirées alcoolisées de sa caserne – sans doute une anecdote qu'il a déjà racontée à un moment ou à un autre. Tout cela pour se rendre compte que l'attention du jeune directeur n'est pas du tout dirigée vers lui, mais vers leurs consommations. Ou quelque chose de plus intéressant.

« Je ne promets pas que ce soit bon. » Adrian hausse les épaules. Qui a dit que ce serait bon ? « Ce n'est jamais bon, la première fois. » plaisante-t-il, de la malice dans le regard. Il s'écarte un peu sur le côté quand il entend la barmaid arriver avec leurs consommations et la gratifie d'un sourire charmeur. « Gracias Tina. Prépare aussi les seaux, au cas où c'est pire que ce qu'on nous a promis. » Le ton est léger et il lui adresse un clin d'oeil avant qu'elle ne s'éloigne. Il ne la connaît pas beaucoup, mais dans un vaisseau où ils sont si peu nombreux, ils se connaissent tous d'une manière ou d'une autre. Il ne l'avait pas reconnue de toute façon, il n'a jamais vraiment écouté les chansons de son groupe, ce n'est pas sa tasse de thé.

Il prend l'un des verres et l'examine d'un oeil circonspect avant de le lever en direction de son compagnon de soirée. « ¡ Salud* ! »


*santé

Il le jurerait : cet homme ne parle jamais sans sous-entendu. Il en rougirait, même, et Teddy n’ose pas le relever de peur que le commentaire ait été innocent et qu’il soit le seul à y voir un double sens. Encore moins renchérir. Surtout alors que ses yeux sont posés sur la barmaid, qui arrive avec un généreux assortiment de verres dans les bras. L’aisance avec laquelle Adrian s’adresse à Leontina lui fait envie, surtout que lui réussit tout juste à placer un « Merci » un peu bredouillé. Qui passe certainement inaperçu, alors que le clin d’oeil complice du Mexicain prend toute la place, ainsi que l'expression amène de la barmaid. Il suit le trajet de retour de la Tavares, l'estomac un peu noué, les lèvres pincées.

Il vaut mieux pour lui qu’il se concentre sur l’alcool.
Ce pourquoi il est là, de toute façon, on se souvient.

Les pommes les plus abîmées ont été changées soit en compote (un délice qui change tout le goût de la bouillie matinale), soit en cidre (pour renflouer leurs réserves déjà généreuses), et c’est justement à ce dernier qu’ils s’apprêtent à goûter. Pour commencer en beauté cette tournée. « ¡ Salud ! » Les verres s’entrechoquent et sans hésiter (c’est la mort du courage, s’il hésite), l’Américain avale une petite gorgée de la boisson. La première gorgée est… pas trop terrible, en vérité. Presque agréable, même, le goût des pommes bien présent, malgré une légère acidité. « Hé. C'est pas si mal. » Il  en est si surpris qu’il s’empresse de siroter une seconde gorgée, plus généreuse – et cette fois être frappé de plein fouet par un arrière-goût évident de vinaigre. « Oh bon sang, dit-il, la voix un peu étranglé, alors que sa langue et sa gorge lui font soudainement l’effet de parchemin desséché. J’espère que tout le cidre ne goûtera pas ça. » Il regrette de ne pas avoir demandé de l’eau pour se rincer la bouche après chaque dégustation. Un petit regard en direction de Leontina. Il faudrait qu’il lui fasse un signe, pour l’appeler, mais l’idée de la faire venir de façon aussi cavalière alors qu’elle est tout juste retournée à son poste lui déplaît beaucoup. Ses yeux reviennent à leurs verres, puis à Leontina, puis à son pad, et il décide de ne rien dire. Et tout simplement de noter sur son pad la mention suivante, qu'il dicte aussi à son compagnon du soir : « Trop fermenté. » Bon, la bonne nouvelle, c’est que désormais, ils ont un excellent vinaigre de cidre de pomme biologique.

La première gorgée est descendue sans peine. Adrian patiente, laisse le goût envahir son palais. C'est... « Hé. C'est pas si mal. » Il lui ôte les mots de la bouche. Ce n'est vraiment pas si mal. Il y a une légère note amère, mais pas aussi prononcée qu'il ne s'y attendait. Alors il imite son camarade de dégustation et ingurgite de nouvelles lampées d'alcool dont le goût... s'attarde. Il s'attarde même beaucoup trop. « Oh bon sang. J’espère que tout le cidre ne goûtera pas ça. » Le pilote tire la langue de dégoût. « Vois le bon côté des choses. On en aura plus pour nous si personne ne veut en boire. » Et eux, auront-ils envie d'en boire ? Ce n'est pas comme si le cidre était la boisson la plus alcoolisée qui existe, donc quel intérêt de boire un truc dégueulasse si ce n'est pas pour se prendre une cuite.

Adrian lève les yeux vers Theodore et cette fois, il remarque son regard qui s'attarde en direction du bar. Pourtant, ils n'attendent pas de nouvelle boisson. Serait-ce... ? « Trop fermenté. » Les yeux du directeur sont bien vite retournés sur son pad, mais Adrian n'est pas dupe. Il a un petit sourire en coin quand il s'empare du verre suivant.

« Tu trouves pas que le Bright Venture a une jolie vue ? Je veux dire... comment c'est le mot déjà ? Décor ? » Tout en gardant un oeil sur Theodore, il finit d'une traite le premier cidre – c'est comme les pansements, vaut mieux les arracher d'un coup. Il grimace et secoue la tête. « Brr, tu veux pas aller demander un peu d'eau pour passer ça ? » Il n'est pas très chaud à l'idée de goûter les autres avec un arrière-goût immonde dans la gorge. Et c'est une bonne manière de tester les réactions de son ami, tant qu'à faire.

Teddy ne sait pas, honnêtement, s’il est heureux d’avoir tout ce mauvais alcool pour lui seul.

Il tente plutôt de se convaincre que même mauvais, c’est de l’alcool, et que les assoiffés du bord n’en auront cure, une fois les premières gorgées avalées (et suffisamment enivrés par la suite). Ça et que les prochaines cuvées seront plus digestes. Moins vinaigrées, à tout le moins, si possible.

« Tu trouves pas que le Bright Venture a une jolie vue ? Je veux dire... comment c'est le mot déjà ? Décor ? Décoration, peut-être ? Je… ne sais pas trop, enfin, ça ressemble à un, à un bar », bredouille-t-il un peu maladroitement, avec l’impression qu’Adrian l’a pris en flagrant délit de rien du tout. De ne pas vraiment apprécier la décoration du Bright Venture, en tous cas, parce que peu importe les coups d’oeil jetés autour de lui depuis qu’ils sont arrivés, il serait bien incapable de dire à quoi ressemble la pièce.
Pour la peine, il imite le Mexicain et siffle le premier verre de cidre d’une traite, claquant bruyamment le verre sur la table. Trop bruyamment - au point où, gêné, il le reprenne pour le redéposer plus doucement. Ses yeux sombres revenant au bar, où l’attention de Leontina n’a pas été attirée par le son. Pas même un peu. « Brr, tu veux pas aller demander un peu d'eau pour passer ça ? ... oui ? Un énième coup d’oeil au bar, où Leontina est de toute évidence pas du tout occupée, à peine à nettoyer une patine déjà parfaitement propre. Le moment parfait pour se lever et aller demander de l’eau. C’est son travail de barmaid, après tout, et elle ne fait rien de très important, en ce moment. C’est idéal. Il déglutit nerveusement. Miss Tavares est occupée, je ne veux pas la déranger, on peut, on peut attendre un peu. »

Allez savoir si Adrian a pitié de lui, mais il se retient de convoquer la barmaid à leur table... mais il ne se retient absolument pas de lui glisser, entre deux verres de cidre plus ou moins digestes, quelques conseils de séduction qu'il juge des plus efficaces. Ceci, malgré le scepticisme de Teddy, qui n'est pas certain que les méthodes de dragueur éhonté du Munoz sauront convenir à son propre style, euh... subtil, dirons-nous poliment. Pour ne pas dire effacé. Pour ne pas dire inexistant. Quoique... qui ne tente rien n'a rien, n'est-ce pas ?