Rien ne se perd, rien ne se crée

Cela fait cinq jours, cinq jours emplis de fatigue et d’inquiétude. Cinq jours, que leur mission s'est achevée dans le sang et la douleur, que les réparations s'organisent, et que la vie plus ou moins tranquille que les terriens se sont organisés sur le Voyager a volé en éclat. Un alien dans les couloirs, c'est tellement terrifiant que c'est bien difficile à appréhender. Les couloirs de l'Arche sont bien plus déserts qu'avant, les gens s'échangent des regards inquiets et n'osent limite plus s'aventurer nul part.

La cérémonie organisée pour la mémoire des morts de l'Arboretum s'est achevée il y a quelques minutes, et l'irlandais est étrangement serein. Prier lui a toujours fait cet effet et même si tous les corps n'ont pas été récupéré, savoir que l'âme des défunts est en paix lui donne un certain réconfort. Avisant à quelques pas de lui une chevelure rousse qui se dirige vers la division robotique, il prend congé de ses compagnons et se faufile à la suite de la jeune femme. Il n'a jamais réellement eu l'occasion de parler avec Poppy Johnson, si ce n'est quelques mots échangés ici et là dans les couloirs, ou au réfectoire. Il s'était dit qu'il devait lui parler, et si le moment n'est pas forcément idéal, Cieran songe qu'il aura sans doute du mal à en trouver un réellement parfait.

Il a refusé jusque là de se pencher réellement sur ce qu'il ressent après les derniers événements. Le pilote a transmis son rapport à Alejandra, concis et factuel, sans s'épancher sur ses sentiments. Il est partagé, Cieran, entre son inquiétude pour Ronnie et les images qui le hantent encore, à chaque fois qu'il ferme les yeux. L'attaque de l'alien. Veronica détachée de son harnais, le corps d'Ellias dans les bras d'Hassan. Cela va finir par disparaître, il le sait, et cette cérémonie d'adieu aux victimes est son premier pas vers la guérison. Il y en aura d'autres. Il est solide, le pilote, en tout cas il se complaît à se le répéter.

"Miss Jonhson, attendez s'il-vous-plait." Lance Cieran à la jeune femme, avant de s'avancer jusqu'à elle pour lui tendre la main. "On ne se connaît pas, je suis le pilote O'Reilly. J'ai fait partie de la mission à bord du Cygnus." Il ne s'épanche pas davantage sur son identité : son uniforme le trahit bien assez, de toute façon. "Je peux vous accompagner un bout de chemin ?" Demande-t-il, tant pour être galant que pour se plier aux nouvelles directives de la gouverneure de ne pas rester seuls dans les couloirs.

"J'ai quelque chose à vous donner." Poursuit-il en sortant un petit post-it de sa poche, soigneusement plié. Cela fait des jours qu'il le garde précieusement, aussi futile que cela puisse sembler. Mais si la jeune femme est allé jusqu'à nommer l'opérateur, il ne semble que juste de penser qu'elle s'y est attachée, non ? D'un geste presque solennel, le pilote tend à l'ingénieure le petit bout de papier. Il ignore si elle a eu vent des détails de la mission, ou si elle a pu parler avec quelqu'un, voire même visionner les images de Siya qui sont sûrement analysées avec minutie depuis des jours. Est-ce qu'elle l'associera avec celui qui a du détruire Mike Dyson ? Sait-elle, seulement, que les circuits de l'opérateur leur ont rendus un fier service ?

Depuis cinq jours, à bord du vaisseau, l’ambiance est résolument sombre et anxiogène – plus qu’avant, tout du moins – et que chacun regarde avec suspicion son voisin au cas où celui-ci se transforme en un foutu alien et vous saute à la gorge. Car là est la menace qui plane désormais, lourde et angoissante, sur la section habitée de Voyager : une forme de vie s’est faufilée hors du secteur tenu en quarantaine après le désastre de l’Arboretum. Une forme de vie sur laquelle rien ni personne n’a d’informations. Qui pourrait être n’importe où. Pourrait être n’importe qui.
Quand on est une simple personne, restée en arrière, restée en vie, l’idée est terrifiante et les murmures ne font rien pour aider : on l’a vu ici, on l’a entendu ramper là. Ce matin, machin s’est réveillé chatouillé par quelque chose et tu ne trouves pas qu’on dirait qu’on vient de marcher derrière nous ? Les esprits s’échauffent. Même Poppy ne se sent pas totalement en sécurité, elle qui est pourtant la moins méfiante des personnes à ce bord possiblement.

Pesante et anxiogène est également la cérémonie pour les disparus. Poppy, le visage fermé, ne dit rien dans son coin les lèvres serrées et le regard vers le bas. Elle ne sait pas montrer sa peine pour des inconnus qu’elle n’a jamais croisés. Elle porte le deuil mêlé de respect de circonstance, est désolée devant leur mort, mais n’est pas affectée comme sauraient l’être d’autres autour d’elle. C’est bien compliqué de pleurer ceux que l’on ne connaît pas.
L’ingénieure ne s’attarde pas quand la cérémonie s’achève : elle a à faire dans son département, ne serait-ce que pour modifier les opérateurs supposément capables d’aller réparer la verrière de l’Arboretum. Peut-être que si de véritables humains avaient programmé leur assemblage, ils seraient opérationnels plus rapidement, songe-t-elle de temps à autre, bien trop au courant des dangerosités d’une intelligence artificielle quant on en vient à autre chose qu’à du scientifique pur.

« Hm ? » Sa tête tourne lorsqu’on l’interpelle, la rousse s’arrête sur place. La voix est nouvelle et ne lui dit rien : comme l’homme le souligne, ils ne se connaissent pas. En même temps, malgré le nombre relativement réduit de personnes réveillées à bord, il est dur de connaître tout le monde au vu des horaires et de la taille du vaisseau.
En revanche, son identité n’aide en rien à comprendre ce qu’il fiche là. L’australienne hoche la tête, l’invitant à marcher « Je vous en prie… J’étais juste sur le chemin du retour. Pour aller travailler. » Insulter des opérateurs boiteux, en d’autres termes.
Quelque chose est étrange dans la manière dont il se comporte : il y a une forme de gravité dans son regard et dans ses gestes qu’elle ne saurait expliquer. N’est-ce pas plutôt à elle d’être aussi solennelle, quand on sait ce qu’il a traversé (outre la verrière) ? L’ingénieure ne sait pas du tout où tout ça peut aller.
Et ça la perturbe.

Tout fait sens lorsqu’il lui tend un petit post-it plié et qu’elle l’ouvre, révélant une graphie qu’il lui faut quelques poignées de secondes à reconnaître : c’est beaucoup trop bien écrit pour être à elle, on arrive à y lire quelque chose.
« Vous avez trouvé Mike ?  Demande-t-elle en plissant les yeux. Je veux dire… Durant la mission ? Vous l’avez retrouvé ? Il fonctionne encore ? » Les questions se pressent avec espoir alors que nerveusement elle lisse le papier dont la glu s’efface à chaque passage de ses doigts. Le petit opérateur est une merveille, dans son genre : fonctionnel, presque parfait, bien programmé, réactif…
Et sorti des caméras. Perdu. « On l’a envoyé courant – pardon, s’excuse l’australienne quand quelqu’un passe et manque de la bousculer, courant du mois dernier après sa conception, et vu qu’ils n’ont pas de balise en état de marche, on l’a un peu perdu. »

La jeune femme semble sceptique, et Cieran ne peut pas lui en vouloir : pourquoi donc un inconnu, fût-il un collègue de travail - ils le sont tous, ici - l'aborderait-il ? Elle l'invite néanmoins à marcher avec elle, précisant qu'elle retourne travailler. Pour ne pas qu'il s'attarde, peut-être ? A nouveau, le pilote sait bien que ce n'est pas le moment idéal pour l'aborder, mais c'est bien le seul qu'ils aient en commun, alors, autant faire avec ce qui leur est offert. Il finit par lui tendre le petit post-it récupéré sur l'opérateur, comme un dog-tag de papier que l'on ramènerai pour un camarade décédé.

La réaction de la jeune femme était peut-être prévisible, mais ce n'est clairement pas celle que le pilote espérait récolter. L'espoir semble se frayer un chemin sur le visage de la jeune femme, et il s'en veut d'être celui qui va le ruiner. Déjà qu'il culpabilise d'avoir démonté l'opérateur, clairement, annoncer à l'ingénieure la "mort" de Mike est un ajout supplémentaire sur sa conscience. "Ca pour être perdu, il s'est perdu." Confirme Cieran, pensif. Peut-être que s'ils arrivent à retracer le chemin de l'opérateur, ils auront une piste du pourquoi il s'est retrouvé là ? Hécate l'a sûrement laissé passer, ce serait l'explication la plus logique, mais la zone était scellée. Il y a sûrement une très bonne explication, plus rassurante que l'idée d'un bug d'Hécate ou d'une brèche dans leur confinement, parce qu'aucune des deux n'est vraiment satisfaisante.

Poppy se fait bousculer, il y a du monde dans les couloirs, et l'irlandais n'est pas certain que la discussion doive se dérouler à portée des oreilles indiscrètes. Les rumeurs qui circulent sont déjà angoissantes, inutile d'en rajouter. Attrapant le coude de l'ingénieure, il l'entraîne dans un couloir annexe, bien moins peuplé. Ils feront un détour, voilà tout : le pilote n'ose pas songer au risque que peut leur faire courir un simple allongement du trajet. Il ne sait pas, réellement, ce qu'il a le droit de dire à la jeune femme au sujet de la zone scellée, aussi opte-t-il pour une approche prudente. "On l'a retrouvé, oui, en plutôt bon état." Inutile de rentrer dans les détails et de parler de l'opérateur essayant désespérément de bouger le corps d'Ellias. "Enfin, jusqu'à ce que je sois obligé de le démonter pour récupérer de quoi réparer la propulsion et le relais d'Hécate dans la zone." Il s'est promis, Cieran, d'endosser la responsabilité du démontage. Il a beau ne pas beaucoup apprécier le directeur Jaafar, lui rejeter la faute dessus serait particulièrement injuste.  

Il n'a rien dit, Cieran, que la moitié du vaisseau ne sache pas déjà. L'autre moitié ne tardera pas à l'apprendre, de toute façon. "Tá brón... enfin, je veux dire, jee suis désolé. Si ça peut vous consoler, il est mort en héros." Plaisante-t-il, avant de lui sourire avec malice. "Qui sait, lorsqu'on trouvera une planète viable, peut-être qu'une statue sera érigée à son effigie : à Mike Dyson, que son sacrifice pour les terriens ne demeure pas inconnu." Elle ne trouvera peut-être pas ça très drôle, mais lui, ça le fait rire en tout cas. Dévisageant la jeune femme, il décide de lui poser une question qui lui brûle les lèvres depuis qu'il a mis ce post-it dans sa poche. "Dites, pourquoi Mike Dyson ? J'ai bien compris le jeu de mot, mais pourquoi pas Edgar Hoover ou AspiBoy ?" Lui n'a pas réellement eu le temps de voir le côté combatif du robot, mais il est curieux de l'anecdote que pourrait avoir Poppy à ce sujet. Plus tard, sans doute, il lui posera la question de savoir ce que peut leur apprendre la balise, même défectueuse. Pour l'instant, il essaye juste qu'elle ne lui en veuille pas trop d'avoir détruit l'opérateur.

Oui, Poppy a de l’espoir : quand on fait marcher quelque chose, la fierté d’avoir bien effectué son travail – surtout lorsque l’on est sur une technologie qui par moments nous échappe – pousse à penser que le résultat est invincible. Encore plus lorsque l’on soumet la réalisation en question à une batterie de tests, tant pour vérifier le fonctionnement correct que pour comprendre quelque peu plus les limites. Mike a fait partie des premiers opérateurs totalement maîtrisés. Le système de propulsion même pas de travers et monté correctement, raccordé de manière presque optimale – rien n’est jamais parfait – au châssis principal ; ses balayettes à frange à bout arrondis pour ne pas blesser en cas de collision fonctionnant parfaitement sur un angle de quarante-cinq degrés sans se bloquer comme certains le font encore ; ses capteurs de présence et de collisions raccordés à la carte-mère sans aucun faux branchement. Un petit opérateur modèle, possiblement aussi opérationnel que ceux inventés à l’origine sur Terre pendant leur sommeil.
Puis on a tous le droit de rêver.

Sans rien dire, le coude un peu endolori de s’être faite pousser, la rousse obtempère et le suit au détour d’un couloir moins fréquenté sans rien dire. Elle n’est pas méfiante, ça se sait. Et de plus, si l’homme est venu pour lui parler avec autant de sérieux de sa réalisation, pourquoi lui prêterait-elle de mauvaises intentions ? Un sourire soulagé naît sur ses lèvres. Il n’est pas mort encastré dans un mur ou dans une porte comme tant d’autres. Qu’il ait réussi à continuer sa mission aussi longtemps même après avoir perdu le signal est plus qu’encourageant pour eux.
Comme il se fige bien vite et perd de sa substance, le sourire ! Comme il devient perdu et confus, s’accorde avec le regard brun caramel de la rousse quand les mots se faufilent dans son esprit !
« Vous l’avez démonté ? »
Immédiatement, des images de clé anglaise se fracassant violemment sur le châssis d’un opérateur s’imposent à son esprit. (Des heures de jeu vidéo qui influencent sa pensée, ou peut-être un fantasme inavoué de son travail face à certaines créations récalcitrantes. Sans doute un peu des deux.)

L’ingénieure expire lentement et se force à hocher la tête en accusant le coup. « Je comprends. C’est pas comme si vous aviez eu le choix. C’est… Au moins, vous avez eu des pièces en bon état et utiles. Et normalement bien assemblées, ce qui fait qu’elles ont dû être… Enfin, ça vous a été pratique. » Elle raisonne, elle réfléchit, elle fait le deuil d’une création presque parfaite dont elle a été fière pendant longtemps. « Par contre, une statue de robot-aspirateur je pense qu’on va passer. Aussi utile ait-il été, sourit-elle avec un léger haussement d’épaules. Mais l’idée était bonne. » Si c’était pas un gâchis de ressources. Son coeur qui s’est légèrement serré est un peu plus léger : le rire détend, ne fait pas disparaître le choc entièrement certes mais il détend. Poppy prend le temps de remettre ses cheveux en arrière, regrette rapidement l’époque de sa coupe bien trop courte où ses mèches ne venaient pas danser devant ses yeux, avant de répondre. « Il a essayé de me boxer dans les premières phases de la conception de sa mission. J’avais besoin d’une AI de base pour vérifier son fonctionnement mécanique. Un truc simple, rien d’insurmontable, j’avais pas besoin de... » Elle se coupe, secoue vaguement la main avec les yeux presque fermés. Je m’emporte. « Enfin. Il a essayé de me boxer en plein test pour le mouvement de ses balayettes. Voilà. » C’est à ce moment-là qu’elle a substitué les balayettes pointues et dangereuses pour des modèles plus courts, plus larges et à bout rond.
Sans blague.

Cieran s'en veut énormément de voir le sourire de la jeune femme se faner devant ses yeux, quand il brise sans trop de pitié ses illusions. En même temps, tant de temps qu'il était perdu, espérait-elle véritablement le voir revenir en un seul morceau ? Il la voit tenter de se maîtriser et d'accuser le coup, et l'irlandais se dit qu'il a pris la bonne décision en venant la voir : c'est toujours mieux de savoir que d'espérer en vain. Dans leur situation, l'espoir est peut-être essentiel, mais il doit être dirigé sur les bonnes choses, les choses possibles à modifier. Pas sur le retour de l'opérateur prodige.

Elle reprend la parole, faisant même l'effort de sourire à sa plaisanterie. Cieran lui rend son sourire avant de se passer la main dans les cheveux, un signe de nervosité indubitable pour qui le connaît un tant soit peu. "Je suis désolé." Répète-t-il, s'efforçant d'effacer le poids de la culpabilité dans ces quelques mots. Un peu comme on évoque un vieil ami, l'irlandais pose ses questions, et Poppy ne rechigne pas à y répondre. Elle est loquace, même, et l'irlandais se mord la joue pour ne pas rire. Pas qu'il se moque, non, mais il est exactement pareil quand un sujet lui tient à cœur, alors il comprend parfaitement. "Donc, Mike Dyson. Un nom parfaitement bien trouvé." Il fait mine de réfléchir, le pilote, avant de lui glisser avec amusement : "vous saviez qu'un des créateurs de Skynet se prénommait Miles Dyson ?" Le nom est bien trop proche pour qu'il ne fasse pas le lien, même s'il n'est pas sûr que la jeune femme saisisse la référence à Terminator. Ni même qu'elle l'apprécie, d'ailleurs, avec la présence d'Hécate et de leur non-ami l'alien.

Ils continuent à marcher dans le couloir, s'éloignant un peu de la foule. Peut-être est-ce une mauvaise idée, avec le fameux alien qui traîne, mais Cieran s'efforce de ne pas sursauter au moindre bruit. Il fait bien moins le malin quand il y a un bruit dans l'infirmerie, avec Ronnie qui n'est pas vraiment apte à se défendre, mais il n'a pas besoin de le préciser pour l'instant. Le pilote préfère revenir sur les propos précédents de l'ingénieur. "Vous disiez que la balise de Mike n'était pas en état de marche, c'est ça ?" Il est curieux, Cieran, et même si cette technologie n'est pas forcément dans ses cordes, il connaît encore les bases et sait bien comment fonctionne un gps. "Erreur de conception, ou est-ce que vous avez perdu le signal ?" Parce qu'entre les deux, il y a une sacrée différence, qui pourrait potentiellement leur apprendre quelque chose. Ce n'est pas comme s'ils étaient attentifs à la moindre bribe d'information, après tout. "Vous pensez que vous pourriez me retracer une partie de son chemin ?"

Il ignore totalement, Cieran, si les opérateurs sont programmés pour suivre un chemin défini ou s'ils agissent avec le seul contrôle d'Hécate. La première hypothèse lui paraît plausible, et il aimerait sincèrement connaître le chemin de l'opérateur, si Poppy peut le lui fournir. En espérant que ces informations ne soient pas seulement gravées dans la mémoire embarquée de l'opérateur.

Rien ne se perd réellement, raisonne en son esprit encore quelque peu ébranlé la jeune ingénieure. Même si elle sourit et répond sans trop de difficultés à des vannes qui tomberaient presque à plat elle est touchée par la perte : le matériel reste précieux dans leur environnement, encore plus les opérateurs totalement en état de marche qui ne se mettent pas subitement à vous jeter des boulons par amour fou pour votre coupe de cheveux ou à visser des portes furieusement. Rien ne se perd lorsque c’est pour la bonne cause et l’homme en face d’elle a l’air sincèrement désolé d’avoir du démonter l’objet de toutes les fiertés d’un bout du département robotique ! (Elle est un bout du département robotique, elle en était fière…. )

Elle voudrait dire arrêtez de vous excuser, d’abord. Elle voudrait. Mais peut-être que des années au Japon l’ont affectée sur ce point-là, dans un pays où les excuses se déversent à profusion lorsqu’elles ont lieu d’être. Elle ne peut pas lui demander d’arrêter de s’excuser si ça lui soulage sa conscience, si ça lui fait du bien. Elle ne dit rien, la rousse. Le laisse sourire à ce qu’elle lui raconte avec une passion non-dissimulée et une tendresse pour les souvenirs passés, aussi douloureux les événements aient-ils été à l’époque. Ca fait mal, de se prendre un coup de balayette par un opérateur vindicatif. Le bleu a été assez simple à camoufler sous les manches de l’uniforme, fort heureusement.

« Hmhn ? J’en avais pas la moindre idée, je vous avoue. » Elle ne va pas non plus avouer n’avoir pas apprécié Terminator plus que ça. Des films vus par obligation plus que par plaisir. Les soirées avec un plaid un peu délavé et de mauvaises blagues, des remarques qui se perdent. (Elle ne lui dira pas que selon elle, elle-même porte le nom trop commun d’un vendeur de rideaux de douche qui a créé une AI meurtrière et un gel bleu vif qui fait rebondir. On n’a pas forcément tous les mêmes références. )

Bientôt, il n’y a plus que leurs pas qui résonnent dans les couloirs. Ici et là, les salles qu’ils passent sont bien vides, ne semblent pas plus utilisées que d’autres coins de la station : manque de personnel ou inutilisées pendant ce cycle, à voir. « Sa balise... » Poppy réfléchit en marchant, le regard dans le vague et vaguement silencieuse. « Non, sa balise a eu un léger bug, au niveau des relais. Ils arrivaient pas à l’identifier correctement, alors qu’elle le faisait sans problème. Faut voir ça, clarifie l’ingénieure habituée à devoir expliciter pour le commun des mortels, comme s’il était invisible sur nos cartes mais totalement capable de s’orienter grâce à elles. »

L’AI n’est pas le fort de la rousse : trop de données à prendre en compte qui découlent de la pensée humaine. L’algorithmie de base, le code machine, les premières missions implémentées dans la mémoire des boîtes flottantes en revanche, ça elle y connaît. Elle regrette brièvement de ne pas avoir son pad sous la main, laissé à sa station de travail. « On n’a pas eu de remontée de nos opérateurs créés à la même période que lui, nan, ajoute-t-elle avec un air de profond regret.
A l’origine, c’est prévu. Par contre… Non, ses déplacements sont stockés en local. La synchro était supposée s’effectuer lorsque l’opérateur se présente à un point précis du vaisseau afin d’éviter une surcharge. Elle pouvait s’effectuer manuellement aussi, c’est ce qu’on fait actuellement. Lentement, elle repasse les fichiers qu’elle a pu manipuler dans son esprit.  On a peut-être des logs. Peut-être. Sinon ils seront stockés sur la mémoire de Mike, et vu que je sais pas trop quelle partie de lui vous avez connectée... »

La rouquine hausse les sourcils en lui jetant un regard. « Si vous avez un peu de temps, je peux vous proposer de regarder parmi les remontées qu'on a, des fois que je retrouve un de ce petit. »

Pour une ingénieure en robotique, Poppy manque cruellement de culture cinématographique sur ce qui est, probablement, un des films les plus connus parlant de robots. Certes, il y en a eu d'autres, et mieux, mais quand même ! Elle est peut-être trop jeune, songe Cieran, ignorant avec détermination le fait qu'elle ne doit pas être réellement beaucoup plus jeune que lui. Il se garde bien de le lui faire remarquer pourtant, ne désirant pas s'attirer ses foudres, pas alors qu'elle s'avère intéressante et passionnée. Les pensées du pilote s'égarent un bref instant sur Veronica alors qu'ils longent des salles vides. Le Voyager ne compte pas beaucoup de personnels réveillés, malheureusement, et les catastrophes ont même diminués ce nombre déjà peu élevé.

La jeune femme reprend la parole, et Cieran s'efforce de ce concentrer sur ses propos. Elle explique, clarifiant même ses propos pour qu'il comprenne mieux. L'attention est louable, mais Cieran se sent quelque peu vexé d'être considéré comme un néophyte. Il avait compris, la première fois, quand même. Le bug, visiblement, est ancien, bien plus que l'entrée de Mike dans la zone alien. Il plisse les lèvres Cieran, embêté par l'idée que tout ça ne mène probablement à rien. Même retracer le chemin de Mike sur les caméras du directeur de la sécurité - et ce n'est pas Cieran qui ira lui demander, cette fois ! - ne servira à rien, tant il y a de secteurs à couvrir, et des caméras pas forcément toutes fonctionnelles.

Les mauvaises nouvelles n'en finissent pas, malheureusement, avant qu'une légère lueur d'espoir semble animer la jeune ingénieure. Des logs, peut-être, qui leur indiqueront la marche à suivre. L'espoir est mince et Cieran sait bien qu'il ne va pas y ajouter une touche d'espérance quand il secoue la tête, en réponse à la remarque de la jeune femme. "Je n'ai pas touché à la mémoire." Il en est sûr, c'est lui qui a principalement démonté Mike, après tout. Le pilote regrette de ne pas avoir plus d'éléments à donner à la jeune femme, mais il sait parfaitement bien ce qu'il a fait, ou non. "J'ai principalement travaillé à récupérer et reconnecter le relais et les systèmes permettant d’accéder à la propulsion, je n'avais pas besoin du reste." Le temps était compté, mais Cieran pense ne pas avoir endommagé ce qui ne lui servait pas : les restes de Mike reposent, intacts, mais inaccessibles. Quelle ironie.

Poppy lui propose bientôt un espoir de solution et le pilote jette un œil à son comlink, calculant rapidement le temps qu'il lui reste avant de retourner veiller Veronica. Il faudra ensuite qu'il retourne travailler, et tant pis pour les heures de sommeil qu'il n'aura pas eu le temps de prendre. "J'accepte avec plaisir, si ça ne vous ennuie pas. Ce serait bien qu'on sache par où Mike est passé." Il ne se rend même pas compte, Cieran, qu'à force de parler à Poppy, l'opérateur a disparu et Mike s'est imposé. Le pilote n'éprouve pas une grande considération pour les opérateurs qui parsèment le vaisseau, mais ils ont tous une personnalité différente et il devient compliqué de ne pas les différencier dans son esprit. "Direction votre labo, du coup ?" Demande Cieran, bien qu'il soit à peu près certain que c'est la destination la plus plausible. La division robotique n'est pas un endroit où il passe énormément de temps, mais il a mémorisé les plans du Voyager avec l'enthousiasme d'un touriste lors de sa première exploration. Les cartes, il a toujours aimé ça, de toute façon : c'était lui qui planchait sur les itinéraires de vol de aérodrome dès qu'il a été en âge de le faire, sur Terre. "Vous pensez qu'Hécate pourrait nous aider ?" Demande-t-il encore, incertain. Est-ce que, au moins, quelqu'un a pris la peine de lui demander ?

En rétrospective, peut-être le département robotique aurait tout à y gagner de monitorer plus efficacement les allers et venues  de leurs machines ; il est cependant relativement ennuyeux de devoir quatre fois par jour aller faire le relevé du petit aspirateur qui tourne en rond dans le secteur des caissons et nettoie sans relâche un sol qui semble presque briller – de quoi donner l’impression que l’endroit est impeccable et pas du tout plus vide qu’il ne devrait l’être. De quoi donner une bonne impression, en somme. (Il arrive que le sol soit un peu trop glissant, à cause de ça, cependant. Mais bon. )
Si la balise plantée initialement sur les opérateurs fonctionnaient, songe Poppy, ils n’auraient pas ce problème. Si ceux-ci pouvaient s’identifier à chaque passage devant un des nombreux relais d’Hécate leur permettant de se déplacer et de s’orienter, comme les plans  le concevaient, les quelques roboticiens et ingénieurs n’auraient pas à courir après les machines pour tenter de leur arracher les coordonnées de leur dernier parcours. Pour l’heure ils font comme ils peuvent, sans distinction des différents opérateurs en base : les données sont irrégulières au pire, trop répétitives au mieux – mais c’est toujours mille fois plus utile que pas de données du tout.

C’est pour maîtriser leur environnement. S’y adapter. Adapter leurs opérateurs, également – un peu comme ce qu’il semble avoir fait, même si de manière plus brutale. Au moins le pilote n’a-t-il pas touché la mémoire. Possiblement, donc, les zones visitées par Mike sont toujours accessibles. Elle s’accroche aux moindres espoirs, l’ingénieure. Dans son esprit, alors qu’il lui détaille les réparations effectuées grâce au corps démantibulé de Mike, elle dresse un plan rapide : la tâche est simple lorsque comme elle on connaît les branchements et les liaisons de ces foutues machines. « Bien. Techniquement, sa mémoire devrait… Il aurait été possible d’y accéder, si on l’avait sous la main. » Une simple constatation sans aucune remarque derrière. Le ton est léger, elle a même réussi à ravaler son habituel sarcasme qui habille bien trop souvent ses regrets, n’étant pas sûre de comment l’homme en face le prendrait.

« Direction le labo. Normalement on n’est pas loin. » Pas loin, à l’échelle de Voyageur, pour une scientifique qui n’aime pas particulièrement le sport en groupe – et a fait tout ce qu’elle a pu pour échapper aux séances collectives. « Hécate l’a peut-être vu passer sur ses radars. On ne l’interroge pas pour savoir où finissent tous nos opérateurs… Surtout Mike et ses comparses. Je veux dire, marmotte-t-elle en le guidant dans des dédales de couloir où d’autres robots s’affairent, indifférents, vous savez combien de ces petits machins sont employés rien que pour le nettoyage des dortoirs et des hublots ? »
La question est rhétorique, car la réponse, de toute manière, serait ‘beaucoup trop’. On l’entend dans le ton de voix las de la rouquine. Beaucoup trop qui tombent en panne et se mettent à asperger d’eau savonneuse les passants. Ou de cire. Ou de produits d’entretien divers et variés.
(Et on ne parle même pas de ceux qui ont du les programmer, avant.)

Le département robotique bourdonne toujours d’activité, à toute heure de n’importe quel cycle, probablement à cause des machines qui sont au coeur même de leurs recherches. Ca vzzztvzzzzt derrière les portes et dans les couloirs, ça vrrrrr, ça boum un peu quand l’un se frappe contre un mur. Une cacophonie assourdie par les murs qui semble lointaine mais rassure quelque peu l’Australienne, terrifiée par le silence. « Ca nous prendra pas longtemps. Si on a rien, Hécate pourra nous apporter un peu ses lumières, mais sinon… Faudra se rabattre sur autre chose. » D’un geste habitué elle passe son comlink devant le détecteur. La porte s’ouvre en chuintant tandis que la lumière graduellement s’allume. « Peut-être du côté de la sécu, histoire que leurs caméras servent à quelque chose pour une fois... » La pique légèrement acerbe dans ses mots ne peut que trahir combien Poppy Johnson apprécie peu de ne pas savoir qui l’observe en permanence.

Poppy confirme ce qu'il pense, quant aux données récupérables dans la mémoire de Mike, mais le problème est bien qu'ils n'ont pas cette mémoire sous la main, ni même le reste de l'opérateur. Il se dit, déjà, qu'une opération sera montée pour récupérer le corps de Sara, qu'ils ont dû délaisser dans la zone scellée. Peut-être pourra-t-on en profiter pour récupérer Mike et compiler des données supplémentaires ? Ils en savent tellement peu sur les aliens, connaître les déplacements des opérateurs pourrait, éventuellement, aider quant à leurs allées et venues ? Il a bien conscience, Cieran, de se raccrocher à un espoir bien mince, mais c'est tout ce qu'il a à sa disposition, malheureusement.

La question de la jeune femme est rhétorique, le pilote le sait bien. Sa seule réponse, de toute façon, aurait été beaucoup. Énormément. Les opérateurs sont devenus des figures courantes sur le Voyager, délégués aux tâches dont ils n'ont pas forcément le temps - ou l'envie - de s'occuper. Ils sont pratiques, quand ils fonctionnent, et efficaces pour peu qu'ils ne passent pas leur temps à tourner en rond ou à oublier la moitié de leur programmation. La voix de Poppy semble las mais l'irlandais ne peut que compatir : tous, depuis leur réveil, s'escriment à la tâche impossible de faire fonctionner l'Arche avec un personnel réduit, le tout en y ajoutant les réparations d'urgences nécessaires. Ils sont en sous-effectifs, ils dorment peu, travaillent tard... les survivants sont déterminés, et résilients mais pour l'instant, ils sont surtout fatigués.

Il n'a pas pour habitude de traîner ici Cieran, et il n'a jamais vraiment mis les pieds dans le secteur, en dehors de ses occasionnelles visites à Alexander. Le brouhaha qui s'élève autour d'eux est appréciable en tout cas, rendant le lieu plus vivant. Poppy semble se relaxer, et l'irlandais partage totalement cet état d'esprit : il n'aime pas quand tout est silencieux, et peut rarement s'empêcher de combler le silence en bavardant. La remarque acerbe de la jeune femme sur les caméras lui arrache un éclat de rire, et Cieran secoue la tête. "Ne comptez pas sur moi pour une demande officielle de visionner les enregistrements : le directeur de la sécurité ne m'aime pas beaucoup, je crois." C'est un euphémisme, et l'homme se plierait sans doute à une demande venant de plus haut que lui, mais si Cieran peut éviter de se le mettre davantage à dos, ce serait vivement apprécié. "Vous pensez qu'on a une chance de découvrir quoi que ce soit ? "

Il ne sait même pas réellement ce qu'il faut chercher, en réalité. Les traces du passage de Mike, ses déplacements à l'intérieur de la zone scellée qui aurait pu, éventuellement, être noté par Hécate ? Une faille dans le système de fermeture de la zone ? Un pattern brusquement interrompu ? Il craint bien, Cieran, qu'il y ait malheureusement plus de questions que de réponses. "Est-ce qu'il y a d'autres opérateurs qui ont été coincés dans la zone scellée? D'autres que vous ne parvenez pas à localiser ?" Demande-t-il, curieux. Il sait, Poppy lui a dit que la localisation était buguée mais ils doivent bien avoir une estimation du nombre d'opérateurs perdus et qui ne se sont pas signalés depuis longtemps, non ? Enfin, perdus ne veux pas dire enfermés, le Visseur Fou en est un parfait exemple.

La pièce où Poppy a amené le meurtrier de Mike Dyson, pilote de son état, est un laboratoire de recherches-slash-bureau-slash-placard à balais reconverti des plus ordinaires dans le  département robotique. Un bureau dans un coin porte trois écrans, chacun avec soigneusement un gros bout de scotch rouge épais sur la webcam de ceux-ci – une protection dérisoire si l’on considère la caméra qui pointe son œil sur eux dans un coin de la pièce, mais la force de l’habitude – ; là, sur une table tenant plus de l’établi, un opérateur expose sans aucune honte ses circuits et sa carte mère, entouré de plans annotés. Du moins est-il possible de tenter de dire qu’ils sont annotés, car les graffitis accompagnant les flèches et les dessins techniques si propres sont proprement illisibles. Dans un coin du bureau, entre deux dossiers proprement étiquetés et recouverts des mêmes hiéroglyphes que sur les plans, un cadre numérique d’où dépasse une clé USB usée promotionnelle fait tourner des images de paysages  que l’on devine sans mal être l’Australie. On peut ici et là voir des personnes, une fois ou deux Poppy entre dans le cadre. Quelques chaises, ici et là. Des outils soigneusement rangés, alignés presque de manière maniaque. L’Australienne monotâche fait comme elle peut.

L’éclat de rire la surprend quelque peu mais elle ne dit rien, hausse les épaules avec un petit sourire : «  Pour ma part, je crois que je ne l’ai jamais vu. Mais bon, s’il ne vous aime pas, avant de nous résoudre à aller lui demander son aide… Autant voir ce qu’on a. J’sais pas si on peut parler de chance, continue-t-elle en déverrouillant son ordinateur – dix-sept caractères tapés, ses doigts qui s’envolent sur le clavier – mais on a définitivement une possibilité de pouvoir retracer des trucs. On documente autant qu’on peut, surtout avec ces machines : on a les plans, on a la technologie… Mais faut qu’on réussisse à les maîtriser pour en faire exactement ce qu’il faut. »

Ses doigts s’envolent sur le clavier, de trois raccourcis arrangent les fenêtres sur son écran et lui ouvrent un nouveau terminal pour accéder à la base de données. L’interface graphique est en cours de rénovations – des plugins de tri qu’on veut lui ajouter la font régulièrement sauter et Poppy n’est pas d’humeur à affronter les quinze messages d’erreur qui reviennent en boucle à chaque page. « Puis s’ils se perdent, rajoute la rousse en pleine réflexion, tout en entrant ses codes d’accès, faut bien qu’on puisse savoir où. Bon, c’est encore en cours. Mais on va y arriver ! » D’un geste elle lui désigne une chaise avant de se lever. « Asseyez-vous, au moins. Sauf si vous tenez particulièrement à rester debout. »
L’ingénieure va ouvrir une armoire métallique dans un coin où quelques dossiers déjà sont rangés, et se stoppe devant pour lui répondre - fouiller demande trop d'attention. « À ma connaissance, on n’en a pas tant perdus que ça ? Il y a les irréductibles, bien sûr, mais de temps à autre on arrive à les retenir suffisamment pour les localiser. Mais non, ils sont peu. Je vérifierai une fois connectée, on a une table qui doit répertorier ceux dont on n’a pas les logs récents. »
Les dossiers s’alignent devant elle. Une étiquette rose pour les opérateurs de maintenance, une rouge pour les militaires, verte pour les médicaux… Le code couleur semble être indiqué sur un post-it collé à l’intérieur de la porte – là encore, l’écriture tient plus de la tâche que de la véritable graphie (ou alors, c’est du japonais. )

« Mike, Mike… Mike… marmonne-t-elle en remuant les dossiers. Là. » Sur la couverture, en gros, est imprimé non seulement le surnom de l’opérateur mais également son matricule officiel.
(Parce  que les rabats-joie de data manager n’ont pas voulu qu’elle l’enregistre sous le nom de Mike Dyson dans la base. ) « J’ai son itinéraire programmé, si vous voulez. Avec les différentes balises qu’il aurait du passer, un plan... » Elle pose le dossier ouvert sur son bureau après en avoir extrait une feuille de renseignements. Somme toute, la requête grâce au numéro d’identification de Mike ne prend que quelques millisecondes – et renvoie des résultats.
De vieux résultats, globalement situés entre le département et une partie de la zone sécurisée tout de même endommagée. « Apparemment on a deux-trois enregistrements. » annonce la rousse, les yeux rivés sur l’écran où dansent les lignes de la table.

Poppy l'a entraîné chez elle et le pilote admire le décor sans vraiment s'en cacher. Lui n'a pas d'endroit de travail dédié, et il n'y a que sur son lit que se trouvent des objets personnels, mais l'empreinte de la jeune femme est présente dans chaque centimètre carrés de la pièce. Les yeux de Cieran s'attarde un peu sur les images qui défilent avant de se reporter sur la jeune femme, quelque peu hypnotisé par la danse de ses doigts sur le clavier. Le directeur de la sécurité reste donc le plan B tandis que l'ingénieure en robotique lui explique qu'ils ont, peut-être, une infime chance de savoir où ils vont - où Mike a été, littéralement. Poppy parle et parle encore, lui expliquant les chose au fur et à mesure qu'elle les exécute, et Cieran obéit sagement, s'installant sur la chaise désignée. Il a la vibrante impression de gêner, ici, d'être un élément extérieur dont on ne sait que faire et qui au moins, sur une chaise, ne se mettra pas dans le chemin.

La sensation est particulièrement pénible, et Cieran pose ses questions, un peu pour se débarrasser du sentiment. L'ingénieure s'immobilise quelques instants pour lui répondre, avant de fouiner dans les dossiers soigneusement rangé, par code couleur. Cieran est vaguement impressionné : il est ordonné, mais la jeune femme est clairement un cran au dessus, à la limite de la pathologie, si l'on en croit le rangement méthodique des outils qu'il a aperçut tout à l'heure. La rouquine revient bientôt prêt de lui, le dossier de Mike dans les mains avant de lui montrer les plans, puis de rechercher les logs de l'opérateur sur l'ordinateur. Le pilote observe un peu les documents, avant de demander. "Le post-it... qui l'a écrit ?" C'est de la curiosité, quelque peu déplacée au beau milieu de leur enquête, mais il ne peut réellement s'en défendre. L'écriture de la jeune femme est bien brouillonne à côté du nom de baptême qui reposait sur le corps de l'ordinateur, et le pilote est bien curieux. Il se reporte vite sur le problème qui les occupe pourtant, se penchant sur l'itinéraire programmé de Mike. "Les itinéraires n'ont pas été modifiés, lorsque Hécate a décidé de sceller la zone ?" Il ignore si elle le sait, à vrai dire. Si l'information est passée, elle devrait être au courant, mais sinon, il lui faudra demander à l'IA de les éclairer. "Pas après la première mission." Précise l'irlandais, cherchant un peu dans les documents qu'il a sous les yeux, même s'il sait qu'il n'y a probablement rien. "Lors du premier incident, lorsque nous étions encore en cryosommeil."

Il paraît logique d'avoir dérouté les opérateurs déjà existants qui travaillaient sur la zone, mais Hécate est-elle seulement sensible à ce qui peut paraître logique à un humain ? "Avec ce que vous avez trouvé, on peut dater précisément ses déplacements ?" Demande l'irlandais, levant les yeux vers l'écran de l'ordinateur, avant de s'avancer sur sa chaise. "Parce que si Mike s'est retrouvé enfermé dans la zone scellée, c'est dommage, mais cela ne nous apprendra rien. Si, par contre, il s'est retrouvé en dehors à un moment..." L'irlandais laisse sa phrase en suspens, se passant la main dans les cheveux. Il faudrait qu'il songe à aller faire un tour chez le coiffeur, tiens. La pensée est curieusement décalée par rapport à la gravité de la situation. Parce que si Mike s'est retrouvé dans la zone scellée après qu'elle soit scellée, justement... cela signifierait que leur problème extraterrestre ne serait pas leur seul problème.

C’est toujours quelque peu intimidant de rentrer dans l’univers  de travail de quelqu’un. Il y a ses habitudes, il y a ses repères. Pour peu que la personne y travaille depuis longtemps, la pièce est comme une seconde maison, un refuge – ici une photo, là un souvenir. Des mots sur les murs, des marques de chaise sur le sol, une disposition qui n’appartient qu’à l’occupant. S’y intégrer, d’autant plus lorsque l’on n’y connaît rien, peut être plus que perturbant. Si Poppy n’était pas si désespérément focalisée sur sa tâche en cours, elle pourrait presque s’arrêter pour juger de si elle sait mettre le pilote quelque peu à l’aise.

Sauf que pour elle, c’est trop. Un grand écart violent et impossible entre la recherche et l’analyse de ce qu’elle trouve – une tâche mécanique, informatique, scientifique. Du froid, du concret, de l’esprit qui tourne et réfléchit – et prendre en compte l’état de son visiteur – analyse de l’homme, jugement. C’est pour cette lourde incapacité à faire cohabiter les deux en même temps – et à souvent préférer la froideur scientifique de la tâche en cours – qu’on l’a indirectement pensée plus d’une fois sans coeur et détachée.
Parce qu’elle préfère d’une certaine manière terminer les choses logiques avant de se concentrer sur les soucis que causent les hommes. Parce qu’elle a laissé sans une larme Anatole il y a si longtemps, laissant d’autres penser sans souci qu’elle n’avait que faire de lui – elle n’a pas pleuré parce qu’elle ne sait pas pleurer. Les regrets chez elle n’ont jamais su se montrer. (Même aujourd’hui, elle n’est pas foutue de lui dire combien elle aurait aimé rester. )

« L’étiquette ? » Concentre-toi, Poppy. Il lui faut un peu de temps pour passer du sujet à l’autre, se rappeler le post-it qu’elle garde comme un trophée un peu froissé dans sa poche de combinaison. « J’y ai passé tellement de temps que pour une fois, c’est de moi. D’ordinaire je les colle pas. Mais là… Il méritait bien une petite carte d’identité lisible. » L’australienne appuie sur le mot avec un sourire. Son écriture est notoirement illisible, lorsque les gens n’ont pas à la lire. Elle ne fait des efforts que lorsque ça en vaut la peine. Mike en valait la peine. Ses yeux toujours rivés sur les logs, elle tente de faire le point entre les différents questions alors qu’il se penche sur les documents du dossier. « Mike a été conçu et programmé après le réveil, une fois la zone déjà scellée. C’est pas Hécate qui a décidé d’où l’envoyer mais bien nous. Donc en prenant en compte la zone de quarantaine… »
Ce qui rend d’autant plus étrange qu’il ait pu y accéder.

Les données sur l’écran sont, somme toutes, décevantes. Trois relevés effectués chacun d’une trentaine de points, tous dans la zone habitable. Le plus proche d’une entrée verrouillée, éventuellement… « Rien. » le constat est amer, la rousse serre les lèvres et le poing sur sa souris. « Il n’a pas du en ressortir une fois enfermé. Peut-être un coup du dérèglement d’une porte, et il serait passé… Je peux dater ses déplacements au coeur de la station, mais pas une fois dans la zone. Pour ça… »Poppy ne termine pas sa phrase de suite, le regard bas et presque honteuse, surtout rageuse lorsque l’on voit comment elle serre des dents. Elle s’en veut pour quelque chose sur laquelle elle n’a aucun pouvoir. Pour ne pas avoir réparé, sans doute, plus tôt la balise. « Pour ça, il nous faudrait sa mémoire. Je suis désolée. »

Poppy ne se préoccupe pas beaucoup de lui, plongée dans ses recherches, son attention partagée entre différents supports, et c'est pour ça qu'il pose ses questions le pilote, pour exister. Pour comprendre. Il se targue d'être intelligent, mais ce n'est pas réellement un domaine qu'il maîtrise et il se sent un imbécile complet jusqu'à ce que la jeune femme lui explique ses recherches au fur et à mesure. Le seul truc, c'est qu'il n'est pas bien sûr qu'elle parle pour son bénéfice, si ça se trouve, elle fait ça tout le temps, parler toute seule.

Elle finit par lui répondre, et l'irlandais hoche la tête. Cela le culpabilise d'autant plus, en vérité, de savoir qu'elle s'est donné autant de mal et qu'il a tout anéanti. Dans l'urgence de l'instant, il n'a eu aucun scrupule mais désormais, il s'en veut un peu d'avoir arraché à la jeune femme un morceau de son travail dont, visiblement, elle prenait soin. Comment réagirait-il, lui, si quelqu'un prenait un morceau du simulateur ? Mal. Franchement mal. La jeune femme continue de lui répondre, et il pousse un soupir, le pilote, mal à l'aise. Avoir détruit le travail de Poppy l'embête beaucoup, et l'obliger à faire des heures en plus à cause de lui n'est pas franchement un réconfort.

La sentence finit par tomber. Rien. Des infos, partielles, mais rien qui ne puisse les aider réellement. Et l'hypothèse de Poppy, le dérèglement d'une porte, ne fait rien pour le rassurer. Si ça se trouve, ce n'est pas un seul, mais plusieurs de ces aliens qui sont en liberté dans leurs couloirs ! "Je ne comprends pas comment il a pu passer." Avoue Cieran, dépité. "J'imagine qu'Hécate aurait prévenu si la zone scellée se mettait à s'ouvrir, non?" L'IA a semblé réticente à leur ouvrir la porte, alors il semble peu probable que les portes se soient ouvertes et qu'elle n'ait rien dit. Il n'en sait rien, malheureusement. Baissant la tête, Cieran se frotte les yeux avant de soupirer devant la conclusion de Poppy. "Oui, on dirait bien." Récupérer la mémoire de Mike fournira des informations précieuses, il l'espère ardemment. "Une expédition va probablement se monter, vous savez ? Pour récupérer le corps de Sara." Il sent sa gorge se serrer, l'irlandais : la cérémonie d'adieu à la jeune femme ne remonte qu'à quelques heures, après tout. "Je vais suggérer d'aller chercher le disque dur de Mike, en même temps. Et demander à y participer."

Sa voix vacille un peu sur les derniers mots, et il espère fermement qu'elle ne s'en apercevra pas. Poppy ne le connaît pas, elle ne se rendra peut-être compte de rien. Il a peur, Cieran, mais il sait qu'il doit y retourner. Qu'il en a besoin. Il va devenir fou, si ça continue, à se retourner sur chaque ombre. Il est presque sûr que personne n'a rien détecté, ou que tout le monde met ça sur le compte de son inquiétude pour Veronica, ce qui n'est pas un mensonge non plus. Quoi qu'il en soit, il fait semblant de rien le pilote, il donne le change, mais ça ne durera pas. Ca ne dure jamais très longtemps.

Poppy se sent honteuse. Inutile serait un bien grand mot, mais il reste peut-être le plus proche. La rousse a toujours aimé travailler et le travail bien fait ; mener les choses jusqu’au bout afin en retirer des bénéfices et la satisfaction du travail accompli motive l’ingénieure à se lancer dans tous ses projets. Elle est, dans sa philosophie de vie, autant intéressée par le cheminement accompli que par le résultat en lui-même. Ses années passées au Japon l’ont confortée et enfoncée dans cette philosophie du travail accompli : dans un pays où les habitants vivent pour leur travail, leur société elle a appris combien il peut être gratifiant d’ainsi s’investir entièrement, jusqu’à y dévouer les heures qu’autrefois on réservait à soi-même.
Elle a appris la dévastation de ne pas pouvoir répondre aux exigences, également : ce qui était lorsqu’elle travaillait encore en Australie une simple pointe glaciale dans son coeur, des excuses lancées et la promesse de mieux faire s’est transformé en une profusion de petits gestes, de regrets menant à de longues excuses, d’une douleur qui ne vous quitte pas pendant des nuits et vous paralyse le souffle.
Et là, tout de suite, elle a du mal à respirer.

Elle ne sait pas s’il peut le deviner, le pilote à l’air plus que dépité, combien elle se sent inutile en cet instant. L’angoisse qui tourbillonne, le sentiment profond d’avoir failli à une tâche qu’elle s’est elle-même confiée et qu’elle aurait dû être en état de compléter. Elle a failli, tout foutu en l’air. Nerveusement, elle tapote des doigts sur le rebord du clavier, ses ongles frappent un rythme inconnu et vaguement irrégulier. « Je suis désolée. » répète-t-elle à mi-voix, presque plus pour elle que pour lui. (La sensation est affreuse, la happe et lui donne envie de disparaître sous terre. ) « C’est certain, oui, reprend l’australienne d’un ton de voix normal pour donner l’illusion que tout va bien, Hécate aurait averti. Si ce n’est de notre côté, parce que je doute de posséder les accréditations nécessaires pour qu’on m’en parle… Je pense que la sécurité et les hautes sphères ont dû être mises au courant à ce sujet par l’AI. »

Une expédition pour récupérer Sara – vague inconnue pour laquelle Poppy n’a pas pleuré, la peine a été plus générale que cela – qui pourrait tourner à la récupération de Mike. Son regard glisse sur Cieran : a-t-il envie d’y retourner ? Elle se pose la question au fond d’elle. Qu’ont-ils vus, eux tous, là-bas ? Qu’ont-ils affronté dans les profondeurs éventrées du vaisseau dérivant, recherchant désespérément à rejoindre les derniers humains ? Quelles horreurs, quels monstres, quelles pertes ?

Il doit craindre de remettre les pieds là-bas… Mais comme tous les fous qui ont accepté de s’embarquer si loin de leur planète natale, à tort ou à raison, on ne saurait entièrement deviner ce qui court dans sa tête – à plus forte raison lorsqu’on ne se connaît que si peu. « Normalement, le disque sur lequel les données sont contenues est résistant. Si l’expédition de Sara… Prenait du temps à se mettre en place, ou si le parcours jusqu’à lui n’était pas validé, celles-ci seraient conservées pendant un bon bout de temps. »
Du matériel de qualité. L’ingénieure Johnson hoche la tête et referme sa console, ramenant son écran sur un panorama où se dessine, en fond, le mont Fuji sur un ciel qui tourne à l’orage. « Merci. » Elle ébauche un petit sourire, un n’importe quoi. « Je suis vraiment désolée de pas avoir réussi à vous aider plus. Mais merci de m’avoir averti de son état. Vous auriez pu faire profil bas et ne rien raconter. » Elle hausse les épaules. « Si jamais cette expédition se monte… Je viendrai. » La détermination dans son regard d’ocre et de caramel – couleur riche et sombre dans laquelle on s’englue – est sans faille. Parce qu’elle veut voir, qu’elle veut affronter, quitte à regretter.

Les quelques mots de la jeune femme le sortent de ses réflexions, et il plisse les yeux avec curiosité, l'irlandais, en les posant sur l'ingénieure. Désolée ? De quoi peut-elle bien être désolée ? Il n'a pas le temps de lui poser la question qu'elle répond à ses autres interrogations, à savoir la possible ouverture de la zone scellée. Elle en arrive aux mêmes conclusions que lui, visiblement : Hécate aurait averti quelqu'un, même si ce n'était pas eux. Ce ne serait pas passé inaperçu, sûrement pas. "Ce n'est pas de votre faute, vous savez." Lui assure gentiment Cieran en posant une main sur celle de la jeune femme, à proximité de lui. Il ne veut pas qu'elle se sente coupable pour quelque chose qui n'est pas de son fait. "Parce que si l'on doit distribuer les blâmes, je suis sans doute plus coupable que vous." C'est lui qui a démonté l'opérateur, après tout, c'est donc de sa faute si Poppy ne peut pas récupérer les informations demandées.

Il change de sujet le pilote, bien peu désireux de voir l'australienne culpabiliser sur leur manque certain de réussite. Il lui parle de l'expédition qui se monte doucement, de la nécessité de récupérer Sara, et de l'éventualité qu'ils puissent, également, récupérer les données de Mike. Sans certitude, aurait-il sûrement dû lui préciser : avec les aliens dans la zone, ils ne peuvent être certains de rien. Il sent le regard de la jeune femme se poser sur lui, maudissant sa voix qui flanche et la panique, légère mais présente, qui s'accroche à lui. Y retourner, affronter les aliens, encore... il ne sait pas s'il en sera capable. Mais il doit le faire, ne serait-ce que pour ne pas se figer à nouveau, pour combattre cette peur insidieuse qui lui liquéfie les entrailles. Il a peur, c'est certain. Il ne reculera pas, pourtant.

Il s'accroche aux paroles rassurantes de Poppy qui lui assure que le disque dur de Mike est résistant. Il serait malheureux de retourner dans la zone infectée sans véritable espoir de succès ! L'ingénieure finit par le remercier, et l'irlandais pose sur elle un regard interrogateur. Elle s'explique rapidement pourtant, et Cieran se redresse, secouant la tête avec un léger sourire. "Ne me remerciez pas, j'y ai songé vous savez. A ne rien dire, à laisser couler. Mais je me suis dit que vous voudriez savoir ce qui est arrivé à Mike." Elle les côtoie tous les jours, ces opérateurs, et il ne trouve pas choquant qu'elle s'y soit attaché, ne serait-ce que parce qu'elle les répare. Il a pu constater, en fréquentant Lady Diana, à quel point ces trucs de ferrailles sont étrangement attachants. Et puis, Poppy semble très investie dans son travail, c'est bien normal qu'elle sache ce qu'il en est. "Vous n'êtes pas obligée de venir." Il se mord les lèvres, Cieran, avant de préciser sa pensée. "Je ne cherche pas à vous dissuader, comprenez-moi bien, mais je veux juste m'assurer que ce n'est pas par culpabilité que vous voulez accompagner l'expédition." Il insiste encore, juste pour être sûr qu'elle a bien compris. "Parce que vous n'êtes coupable de rien. Vous ne pouvez pas inventer des données qui n'existent pas." Réellement, il tient à s'assurer qu'elle n'agit pas ainsi par dépit. Parce qu'affronter un alien, même si ce ne sera peut-être pas le cas, ne laisse pas indifférent. Il le sait d'expérience et à choisir, il préférerait préserver cette part d'innocence.

Ca la bouffera toujours. Elle a appris à se baigner dans une culpabilité disproportionnée et à en porter le fardeau bien trop lourd à chaque erreur de sa part. Quelques années ont suffi, des années ensoleillées dans un pays où elle n’a que peu vu le soleil du fin fond de son laboratoire de recherches, puis des ateliers de montage et des bureaux où elle se perdait à tenter d’inventer toujours plus parfait pour un robot qui déjà pousserait la science en avant. Ca la bouffera toujours, cette culpabilité automatique qui s’installe dans le coeur parce que l’erreur n’est pas une option, la chute non plus. Que l’arrêt n’est que temporaire et réprimandé, pointé du doigt s’il ne sert en rien la motivation finale et le succès de la tâche entreprise. Ca la bouffera toujours de se dire quelques petites années loin de sa patrie bien trop relaxée ont su lui apprendre à être aussi… Coupable, et fière de chaque fois se rajouter le blâme de ne pas avoir assez bien fait.
Elle n’était pas comme ça, avant. Sans pour autant rejeter la faute sur les autres elle n’était pas à s’excuser à profusion et à se sentir mal pour une simple petite erreur. Souffle, Poppy. Retrouve un peu de l’Australienne morte de rire alors que son prototype recrache de la fumée en pleine figure du chef de projet. « Personne n’est coupable, se décide-t-elle en relevant un peu le menton. Il faut qu’elle ait l’air d’y croire. Et ce qui est fait est fait. »

Ce qui est fait est fait. La rousse farfouille et sort l’étiquette amochée par le temps de Mike, la fait tourner à nouveau entre ses doigts. La plie, déplie, replie par nervosité autant que par affection : les plis ne sont pas neufs, on en voit la jointure effacée. D’ainsi en jouer occupe son esprit et le distrait du poison que l’erreur a instillé en elle. « J’ai envie de venir. Nous sommes tous ensemble dans cette galère. Plus que pour me faire pardonner de ne pas vous fournir les données attendues, c’est surtout que… Eh bien, si d’autres opérateurs ont été programmés avec l’itinéraire semblable à celui du Mike, ce que je ne sais pas, petite parenthèse ajoutée par l’ingénieure Johnson en pleine réflexion, je ne serai pas de trop pour en extraire les disques de données sans trop de dégâts. Vous ne pensez pas ? »

D’un geste rapide l’Australienne referme le dossier de Mike avant de s’appliquer à tenter de faire tenir le post-it maltraité dessus. « Vous pourrez pas m’empêcher de m’en vouloir, annonce-t-elle clairement d’une voix égale, mais ne vous en faites pas, ça va passer. C’est un mécanisme plutôt sain si vous ne le laissez pas vous bouffer. »
Son sourire n’est pas celui d’une personne que la culpabilité ronge et étouffe. « N’y pensez pas, c’est tout. En tout cas, pour me racheter, c’est certain que je vous aurai plus proposé un truc en dédommagement plutôt que de me jeter dans la zone scellée. Si je me propose, c’est que je le veux. D’ailleurs… Un silence, à peine un instant, le temps de respirer. Son sourire n’a pas pâli. Si jamais d’autres données vous intéressent, faute de pouvoir vous donner les autres...»

Il sent bien qu'elle s'en veut, ce n'est pas difficile à voir, mais il ne sait pas vraiment comment apaiser sa culpabilité. Ce n'est même pas vraiment de sa faute, d'ailleurs, si elle ne peut pas retrouver les données nécessaires. Il faut espérer qu'ils auront plus de chances lors de leur mission de récupération du corps de Sara et des restes de Mike. La jeune femme lui assure de vive voix que personne n'est coupable, et il ne cherche pas à argumenter avec elle. Il n'est pas sûr de réussir à la convaincre, de toute façon, aussi s'en tient-il à son affirmation.

L'ingénieure avance une théorie plausible, et Cieran y réfléchit un instant. Elle n'a sans doute pas tort, et cela semble être une raison valable, même s'il n'a rien vu sur place. Il faut dire, ils ne se sont pas attardés plus que nécessaire. "Ce serait utile, oui. Cela m'éviterait d'en massacrer d'autres." Plaisante-t-il, avant de se rendre compte de la portée de ses paroles et de passer la main dans ses cheveux d'un air quelque peu gêné. "Enfin, je n'ai pas massacré Mike, j'ai fait ça proprement." Il a l'impression de s'enfoncer, aussi sourit-il à la jeune femme avant de laisser tomber le sujet. Elle verra bien sur place, en espérant que ce soit la seule chose qui réclame son attention.

L'ingénieure finit par poser le post-it de Mike sur le dossier qu'elle vient de refermer, s'escrimant à faire tenir le papier usé. Avisant un rouleau de scotch, l'irlandais l'attrape et lui tend un morceau, histoire qu'elle puisse, enfin, clore le dossier de Mike. Elle lui reparle de cette culpabilité qu'il ne pourra empêcher, avec un sourire qui semble destiné à démontrer qu'elle n'en souffre pas. Il en doute fortement, l'irlandais, mais il ne sait pas vraiment comment le lui dire. Il ne la connaît pas assez, Poppy, pour pouvoir lui indiquer ce genre de choses. Sauf s'il la prend au mot. "Si vous voulez, on peut aller boire un verre. Je n'attends pas spécifiquement de dédommagement, alors vous n'êtes pas obligé d'accepter." Indique-t-il avec un sourire en se levant de sa chaise. "Et nous pourrons discuter de ces données qui m'intéressent. Parce que si vous pouvez programmer spécifiquement les opérateurs, j'ai quelque chose à vous demander. J'aurais besoin d'un porteur d'eau qui me suive partout quand je cours." Explique Cieran sans une once de sérieux, histoire d'alléger l'atmosphère. Il n'a pas spécialement envie de rester seul après la cérémonie pour le repos de ceux qui ont perdu la vie, et il espère que ce sera la même chose pour la jeune femme.

«Je me doute bien que vous ne l'avez pas démembré sauvagement, ne vous en faites pas. J'ai plutôt confiance en vous. Vous m'avez apporté son identifiant, non ? Avec un rire, l'ingénieure Johnson clarifie sa pensée. S'il était en sale état, vous auriez plus eu intérêt à prétendre ne jamais l'avoir croisé… Et donc exit le post-it. »
Il n'y a sans doute rien de pire que ne de pas réussir à se sortir de la tête que l'on n'est pas coupable. C'est un horrible vice, une dangereuse douleur que celle de la culpabilité qui s'insinue en vous et refuse de vous lâcher. Poppy en est plus que consciente, mais que saurait-elle y faire ? C'est un défaut chez elle. L'un de ceux qu'elle ne peut pas combattre, au même titre que sa maniaquerie latente ou son impossibilité à lire en buvant un café. (Mais, sachant à quel point le café devient précieux sur ce vaisseau au vu de leur rationnement et de l'état des réserves alimentaires, lorsqu'elle réussira à mettre la main sur une tasse la rousse savourera avec raison chaque seconde. )

Elle sait, l'Aussie, qu'elle n'a pas forcément grand chose à fiche dans la zone scellée. Mais éviter de perdre d'autres opérateurs aux mains inexpérimentées du pilote - constatation et non reproche ! - semble être une bonne chose. La peur est secondaire, tout comme l'incertitude d'en revenir ou d'avoir une réelle utilité en zone condamnée. (Elle voudrait y croire. Elle ne se propose pas pour une balade de santé. Personne ne serait assez bête pour croire une chose pareille. )

Le souci lorsque l'on est, comme Poppy, incapable de faire deux choses à la fois, c'est que quand la gêne vous prend, il est impossible de se mettre à trifouiller. Pas de stylo machonné ou qui tourne entre les doigts, pas de tapotement des ongles sur le bureau, pas de dessins abstraits dans un coin. L'attention est toute entière portée à la conversation, pour le meilleur comme le pire - faire abstraction est alors nettement plus compliqué.
Et quand on ment, on est gêné.
Elle a juste appris à bien le cacher.
«Alors prenez ça comme un remerciement de m'avoir rapporté un précieux post-it ! » Poppy lance sur le ton de la plaisanterie en se levant à son tour, après avoir verrouillé son ordinateur.

«Ça sera avec joie. Je vous suis. Quant à votre… porteur… Elle fait mine de réfléchir, sentant bien la vanne derrière. Mais elle est sérieuse, sous tout ce vernis : si il a besoin de quelque chose sans son domaine, elle le lui fournira. Tant que vous ne me demandez pas de vous programmer une AI trop poussée qui.. Je ne sais pas, est capable de réflexion et d'apprentissage, sa main s'agite vaguement comme pour pointer Hécate alors que l'ingénieure se redresse, tout peut se faire. Et en prime je vous customise même l'opérateur qui va avec. » Des lanceurs de paillettes, une pince à éborgner les caméras anxiogènes ou une commande vocale spécifique… Tant que l'on reste dans la robotique pure - entre informatique et mécanique - elle saura le dédommager.
(Elle aurait du avoir ces données. )

Elle est gentille, Poppy, Cieran ne peut pas dire le contraire. Il n'est pas totalement persuadé qu'elle a arrêté de culpabiliser mais il ne veut pas insister davantage, aussi le sujet reste-t-il mis à l'écart. La jeune femme préfère le rassurer sur le fait qu'elle ne doute pas de son habilité à détruire un opérateur sans forcément le démonter sauvagement, et l'irlandais ne sait pas trop quoi faire de l'information. Il choisit donc de lui adresser un grand sourire, avant de lui proposer d'aller boire un verre. Pour un peu, il croirait presque être revenu sur terre, à se montrer charmant avec une jeune femme qu'il aurait à peine rencontré... si on en oublie la pauvreté des boissons du bar du bord et la conversation plus qu'étrange. Mais cela lui fait du bien, quelques secondes, de ne pas penser à l'alien qui rode dans les couloirs et à la cérémonie d'adieu de leurs camarades de bord.

"J'accepte" Lance gracieusement le pilote à l'adresse de la jeune femme, à nouveau pas entièrement persuadé de la véracité de ses paroles, mais bien décidé à ne pas l'attaquer là-dessus. Si elle veut faire semblant de ne plus se sentir coupable, qu'y peut-il ? Il fait bien semblant que tout va bien, et personne ne lui demande des comptes ! La conversation dérive sur l'idée loufoque de l'irlandais, que l'ingénieure ne démonte pas immédiatement pourtant : au contraire, elle semble d'accord et enchaîne même avec une proposition de customiser l'opérateur pour ses propres besoins.

"Sérieusement ? Vous pourriez faire presque n'importe quoi ?" Autant il plaisantait, pour un opérateur porteur de gourdes, autant Cieran n'a aucun mal à voir l'étendue des possibilités. "Et si, admettons, j'aimerais un opérateur qui suive quelqu'un partout, comme une encombrante mais adorable petite ombre, vous pourriez le faire ? Qui lance des paillettes ou des confettis ?" Parce que si elle peut, Cieran tiendrait là une blague de haut niveau ! Il voit déjà les possibilités immenses offertes par Poppy dans l'intérêt, évidemment, de distraire les passagers et de les faire rire un peu. Quoi de mieux qu'un Frye couvert de paillettes à intervalles réguliers, ou qu'une Méghan couverte de serpentins multicolores ? Pas Alejandra - il tient à sa tête - ni Hassan, évidemment, l'homme ne saurait pas comprendre la plaisanterie. Mais les possibilités restent nombreuses. "Parce que si c'est le cas, j'ai une proposition à vous faire." Annonce-t-il sur un ton deconspirateur en entraînant la jeune femme vers le Bright Venture.  "Une association, plutôt. Au nom de l'intérêt du Voyager tout entier, évidemment." Ses yeux qui brillent d'excitation et son sourire malicieux en disent déjà trop, certainement. "Mais vous n'êtes pas, absolument, en aucun cas obligée d'accepter." Préfère-t-il clarifier. Il ne connaît pas assez Poppy pour se risquer à penser qu'elle aime faire des blagues.

Ca passera, avec le temps et les occupations. Ca passera, cette sensation désagréable, ce manque qu’elle a eu dans son comportement irréprochable ordinaire. Ca passera si elle arrive sans sourciller à s’en débarrasser efficacement. Là est la chance qu’a la rousse : dans la malédiction que porte son esprit incapable de se concentrer sur deux tâches à la fois, elle n’a pas la place pour la culpabilité tant qu’elle s’occupe. Les nombreux projets sur lesquels elle a travaillé sans relâche à chaque fois que quelque chose la dérangeait en sont la preuve. Peut-être que c’est également pour ça qu’elle s’est plongée corps et âme dans la construction de Fujimi : pour oublier, à l’époque, que Nat était quelque part sur leur île natale.

Quand on a les mains dans le corps du robot ou les doigts qui volent sur le clavier, quand l’esprit surchauffe pour essayer de programmer avec le plus de logique possible les actions les plus improbables, on n’a pas le temps de penser à ses peines ou à ceux que l’on laisse derrière.
C’est encore plus vrai, tellement plus vrai, pour la rousse.

« Lancer des confettis ? » Elle écarquille les yeux tout en réfléchissant – ça s’active au fond de ses prunelles indécises, ça élabore avec rapidité les plans d’un lanceur de paillette motorisé, couplé à un opérateur. Ils en ont en rab, des bots : des défectueux qui jamais n’accompliront réellement leur mission, faute d’utilité. Alors bon. Autant amuser la galerie.
L’australienne a pris le temps d’éteindre derrière elle avant de le suivre, un sourire aux lèvres. « Oui, on pourrait éventuellement envisager un lance-paillettes sur l’un des opérateurs de secours qu’on a en stock. A partir du moment où ça ne gêne personne et ça n’est pas non plus une menace… On pourrait mettre un capteur de mouvements pour qu’il asperge les personnes passant à sa portée... » Les idées fusent sur le chemin du bar – encore bien pauvre, à ce stade de leur voyage – du Voyager. Des idées à la con, sans doute. Mais, quelquefois, ça fait du bien de raconter des choses stupides qui n’arriveront jamais. De se laisser aller à rêvasser des idées tirant sur l’absurde. Qu'on rêve de contrées fantastiques ou du petit frère de Mike, le résultat est le même : l'esprit, un instant, s'envole loin des tracas et des peurs, distance les remords et les mauvais souvenirs.
Et certaines fois, ces rêveries deviennent des projets...
Ce qui ne sera pas le  cas de leur lanceur de paillettes.

Il s'enthousiasme, Cieran, pour cette idée démentielle qui ne prendra peut-être jamais forme. Qu'importe, la jeune femme semble avoir mis de côté sa culpabilité, et il oublie, un peu, les morts de la mission et les blessures de Veronica. Un peu, c'est déjà ça de pris. Il n'est pas forcément le pitre de service, l'irlandais, mais il a appris quelques trucs durant ses années à l'armée, et il sait que la cohésion est essentielle. Et rire, ça rapproche toujours les gens, même celui qui est visé par la blague. Alors, un opérateur lanceur de confettis, pourquoi pas ? Adrian sera probablement jaloux de ne pas avoir eu l'idée le premier.

La jeune femme le suit dans le couloir, et dans son idée, sans souligner qu'ils n'ont ni paillettes, ni forcément de temps disponible pour ce projet, et Cieran la remercie mentalement. Elle est amusante, Poppy, avec son enthousiasme et son cerveau en ébullition. C'est probablement stupide, d’échafauder des idées qui ne seront jamais réelles, mais c'est amusant de s'imaginer les mettre en place. C'est innocent, de rêver, et cela leur fait sans doute un bien fou. "Et programmer tous les opérateurs pour chanter "Happy Birthday" à proximité de quelqu'un ?" Parce que ce serait drôlement sympa, quand même. "Que ce soit ou non l'anniversaire de la personne en question." Non, clairement, ce n'est pas ça le plus important. Faire naître un sourire, un rire, c'est bien la clé de ce projet.

Ils échangent encore en passant dans les couloirs tous les deux, élaborant leur idée, la rendant presque réelle bien qu'elle ne dépassera jamais le stade de projet. "Je me demande de quelle couleur, les paillettes." Songe Cieran tout haut en devançant la jeune femme dans le couloir qui mène au Bright Venture, et qu'il commence à connaître plus que bien. Pas pour tout l'alcool qui s'y trouve - c'est plutôt anecdotique, l'alcool, en ce moment - mais bien pour la compagnie de Tina et le semblant de normalité qu'il trouve à s'asseoir au comptoir et à commander, suivant l'humeur, une bière, une piña colada ou un coca glacé. Il n'y a rien de tout ça, encore, mais c'est amusant de faire semblant. Il s'imagine, devant son dîner, grignoter des frites ou la spécialité de la DPC, devenue la pizzeria référence de ses camarades pilotes à Dublin, parce que c'est toujours plus drôle que la réalité. Alors, si Poppy est partante pour rêver avec lui, il ne va pas se faire prier !


RP TERMINÉ